En comparant ce nouveau roman aux deux précédents, on retrouve une structure narrative plus classique, suivant de près la chronologie des événements. Vous rejoignez presque la définition que donnait Stendhal du roman : « un miroir qu’on promène le long d’un chemin » ! Après Rose Fountain Motel et Pluie de juin, est-ce de votre part le triomphe du conteur, un assagissement du romancier, ou le moyen le plus apte à narrer cette destinée de héros plus ou moins inventé ?
Je ne sais pas si Stendhal voulait ainsi définir le roman comme fiction réaliste (auquel cas il reste à savoir qui porte le miroir et comment l’oriente-t-il, et à noter que c’est un chemin propice au vagabondage et non une route tracée…), ou s’il pensait au cours de l’histoire dans le sens du poil temporel, voire à une manière de road story. Pour moi, la dynamique de la narration s’impose à chaque fois de manière différente. C’est le premier appel de l’écriture, sa première séduction qui détermine le reste. Comme qui dirait : « Trouvez l’incipit et le reste viendra ! »
C’est vrai que bon nombre de mes romans sont composés en quelque sorte, et peut-être par prolongement de ma pratique initiale des nouvelles, de chapitres « achevés », un peu comme des « tirés-à-part » possibles qui se suffisent relativement à eux-mêmes tout en posant un jalon dans le déroulement de l’histoire. Saint Georges regardait ailleurs, comme le veut le titre français de Charid al-manazel, est par contre l’histoire et le destin d’un personnage particulier, il épouse la chronologie de sa destinée et du coup, le découpage du roman devient dépendant de ses déplacements ou des événements majeurs de sa courte et tragique vie. Oralité au fil de l’histoire ou montage « cinématographique » plus ou moins improvisé, l’important est, pour moi, le plaisir contagieux de raconter. Et d’écrire en racontant.
Votre roman va de la naissance à la mort du principal personnage. Mais on s’aperçoit que la première est double, musulmane et chrétienne, urbaine et villageoise, et que, sans vouloir révéler les péripéties de la fin, la mort est aussi double. Êtes-vous allé de la fin au début ou du début à la fin ? Est-ce là une simple correspondance romanesque ou un destin libanais ou même « Le » destin libanais quand il aurait (ou s’il avait) à se produire ?
Le désir de raconter l’histoire de Nizam el-Alami m’a pris le jour où je suis tombé, effectivement, sur deux faire-part séparés, l’un chrétien et l’autre musulman, annonçant le décès de la même personne. À leur origine, une querelle sur l’enterrement d’un homme qui ne s’est pas prononcé de son vivant sur le sort de sa dépouille mortelle. C’est ainsi donc qu’à partir de cette mort et de ce différend, j’ai repris l’enfance et la jeunesse d’un personnage qui, par sa situation « matrimoniale » et identitaire exceptionnelle, n’est guère emblématique des Libanais d’aujourd’hui. Ceux-ci ont majoritairement opéré, durant la guerre et à ses suites, un retour protecteur à leurs attaches communautaires ou familiales pour se prémunir contre une violence qui rôdait autour de chacun d’eux. Nizam est celui qui ne s’est pas replié, faute d’espace accueillant et de volonté tenace. Il opère du coup comme « révélateur » de la gratuité de toute guerre et des stratégies « mesquines » de survie individuelle.
L’amour même dans cette œuvre est duel puisque Nizam entretient un rapport avec deux femmes. Cela reflète-t-il les autres dualités ou cela naît-il d’un double rapport à l’amante et à la figure maternelle ?
Les femmes sont légion dans la vie de Nizam, grand « consommateur/consumateur » d’amour : deux mères, deux formes de maternité, puis deux amantes, deux amours différents… Ces territoires féminins ne sont-ils finalement que des refuges prompts à se dérober d’une manière ou d’une autre ? N’est-il que le coureur de deux solitudes ? Ses velléités habitent-elles jusque sa passion ? L’amour fort et déterminé de sa sœur qui n’éclate pleinement qu’après sa mort est peut-être une clé. Elle n’est pas la seule.
Vous faites le portrait de deux ou trois époques que vous avez bien connues : l’avant-guerre au Nord-Liban ; les années Université libanaise post-soixante-huitarde et pro-Résistance palestinienne ; l’aurore sanguinaire de la guerre. Avez-vous mis, dans la période centrale, tous les espoirs et désarrois de la jeunesse d’alors ou est-il arrivé à vos présentes désillusions de corriger le tir ?
J’ai, bien sûr, promené mon personnage dans des espaces et des temps familiers : les sursauts de la ville côtière que j’ai toujours fréquentée (qui n’en finissent pas jusqu’à nos jours), la sérénité, non dénuée parfois de tapage, des lieux d’estivage surplombant la vallée de la Qadisha à hauteur de mon village originel. Je l’ai initié ensuite au rite de passage vers la capitale libanaise, celui même de notre génération, nous qui empruntions les bus de passagers qui pénétraient la place des Canons par la rue Moutanabbi et nous offraient comme première curiosité les femmes vieillissantes et poudrées des maisons closes de Beyrouth. Je lui ai laissé sa liberté à Beyrouth l’incontournable pour qu’il l’investisse à sa façon, conduit par ce que j’appellerais l’euphorie de notre jeunesse. Mais il a fallu que des années se soient passées, qu’une distance se soit instaurée, que le sens ou le non-sens de la guerre termine son cycle (ou l’un de ses cycles) pour que le roman de cette période vécue ait été possible pour moi.
Nizam, votre héros par deux fois né ou d’un double milieu issu, est, tout au long de son périple, presque somnambule. Un « homme sans qualités », en tout cas sans initiative et sans envergure. S’est-il imposé ainsi à vous ou avez-vous craint de le creuser ?
Il y a des personnages qu’on invente à partir de traits glanés un peu partout. Dostoïevski raconte qu’il a forgé son Prince Mychkine à partir de soixante-dix personnes réelles. Des personnages comme Nizam, on les trouve plutôt prêts, ayant vécu peu ou prou le destin qu’on voudrait « romancer ». Le titre (cliché ou programme ?) de Musil m’est bien passé par l’esprit en « innocentant » mon jeune héros de tous les « maux » de la société libanaise et en le présentant sans beaucoup de « relief ». Mais je crois que la « crise du personnage » dans ce roman vient du fait que Nizam est presque seul dans son bord et qu’il reflète ainsi ce qu’on a tous été, risqué d’être ou incapables d’être dans la quasi-absence d’alternative « civile » aux antagonismes libanais. Les révolutions arabes actuelles montrent que le Liban fut prémonitoire en ce domaine.
Nizam serait donc pour les décades futures de jeunes Arabes ce qu’a été le Homais de Madame Bovary pour la Troisième République ?
Malheureusement, peut-être…
En comparant les parents tripolitains et montagnards, les générations (parents/enfants), le dynamisme de la sœur et la passivité du frère, on a souvent l’impression que vos personnages, votre roman même, sont au bord du symbolisme. Après Rose Fountain Motel, votre avant-dernier roman, beaucoup de lecteurs ont franchi le pas. Mettez-vous exprès vos lecteurs au bord du précipice en semant des cailloux de Petit Poucet, ou succombez-vous à la tentation d’une imagerie politique plus ou moins inconsciente ?
Une guinguette-restaurant sur le coude d’une rivière qui menace toujours de déborder et ses clients de passage dans Rayya an-Nahr (Rayya de la rivière), une ancienne demeure surplombant Beyrouth avec une famille chrétienne sur le déclin à l’étage et des nomades arabes dans le soubassement dans ‘Ayn Wardé : la métaphore libanaise rôde autour de ces espaces à charge symbolique. Pourtant, à l’origine du choix de ces lieux de mémoire ou d’oubli, il y a des souvenirs personnels, des couples de danseurs de tango que je voyais dans mon enfance évoluer dans la nuit au bord de la Merdachiyyeh près de chez moi alors que le vent murmurait dans les trembles argentés, ou bien une simple photographie en noir et blanc, une jeune dame en habits d’homme dans les années trente quand la grande maison sur la colline voisine grouillait encore de vie et de mystères. Je ne pouvais pas contrôler toutes les connotations possibles d’un décor et d’une intrigue familiers au lecteur, mais j’ai fait mon possible pour ramasser le plus grand nombre de petits cailloux et cherché à dépouiller autant que faire se peut mes romans d’un « sens » univoque auquel je n’adhère même pas, mais qui néanmoins pointe.
Zenon d’Élée disait que toute distance est infranchissable vu qu’on peut la diviser en deux puis la moitié en deux et ce jusque l’infini. Votre style, ou votre narration, met entre un détail saillant et un autre détail pointu un troisième détail pittoresque, et ainsi presque jusqu’à la fin. Le charme de cette inventivité ramasseuse de faits et d’événements opère et enchaîne le lecteur. Mais ne croyez-vous pas que votre liberté de créateur est au prix de son servage de récepteur ?
Bien avant le philosophe et le sémiologue Louis Marin, « le récit (était) un piège ». S’inscrire dans un cycle prévisible ou entraîner le lecteur dans le propre labyrinthe de l’histoire inventée, tel a toujours été, à mon sens, le défi du conteur. Et puis chacun son souffle et sa musique, à moi d’abord l’ivresse des détails avant le labeur de tricoter l’ensemble, le « maillage » de la tapisserie. Le programme Word est fort utile dans ce cas : jeter sur la page un bric-à-brac d’éléments puis les « ramasser » avec le rouleau-compresseur du texte, au lieu de la construction manuelle progressive, voilà une mobilité qui permet entre autres le recyclage et la migration des motifs narratifs. Bref, on est devant le « tapuscrit » informatique comme devant un tableau de peinture en progrès.
Un autre élément caractérise, pour moi, votre style : c’est un sarcasme qui ne s’efface jamais et qui n’épargne même pas les situations les plus dramatiques. Il allège la chaîne des détails narratifs et l’humidifie d’humour et d’ironie. Mais ne risque-t-il pas de tout emporter et d’effaroucher ceux qui ne sont pas vos simples « hypocrites lecteurs » ?
Ce « sarcasme » n’est pas, pour moi, un style d’écriture mais de vie, une offensive ludique qui veut conjurer la suffocation face au sérieux, au tragique, à la mort.
Comment en est-on arrivé du titre Charid al-manazel où l’on a, sur une surface plane, une errance entre repères fixes, à ce Saint Georges regardait ailleurs enchanté et désenchanté ?
Dans L’Émigré de Brisbane, Georges Schéhadé fait dire à son personnage que les noms propres rapetissent à l’étranger. Ça n’a pas été le cas pour Charid al-manazel, titre-programme s’il en est, et qui est remplacé dans les traductions française et italienne par cette métonymie à l’effigie du saint patron de Beyrouth et qui ouvre au lecteur européen un horizon perdu par le personnage oriental du roman. Ou l’inverse. Un titre, après tout, entame le chemin…
Publié dans L’Orient littéraire d’avril 2013