Hommages

Comme une brise dans l’air

«Jabbour a quitté ce monde qu’il a tourné en dérision sa vie durant, avec ses fêtes et ses cérémonies, ses bonheurs et ses malheurs. Et lorsqu’il a entrepris de l’écrire et de parler de ses vicissitudes, il a mêlé le rire aux pleurs, raillant ce monde traître et despote. Il en a ridiculisé le style et l'a affronté jusqu’à son dernier souffle. Digne, il a ignoré la maladie et n'a pas plié devant son joug. Au revoir Jabbour. » (Mon post sur Facebook la veille du 23 juillet 2021)

Jabbour est parti alors que nous étions devenus très intimes, après deux années passées ensemble à la maison, ou faisant la navette tous les deux entre les hôpitaux, les cliniques des médecins et les laboratoires. Je l’ai entendu dire un jour à Farès Sassine, l’ami qu’il chérissait tant : « À vrai dire Farès, je n’ai pas peur, peut-être parce que ma femme est à mes côtés. » Rassuré, Jabbour a déposé sa vie entre mes mains, et j’étais heureuse de sa présence avec moi à la maison, cette maison dont il a dit un jour qu’il se réveillait chaque matin pour se voir projeté hors de ses murs vers l’extérieur. Il s’est bâti hors de la maison un monde qui grouillait d’amitiés et de rencontres, lesquelles se multipliaient au gré de ses passages aux cafés de Zghorta, d’Ehden, de Tripoli et de Beyrouth. Ses derniers romans ont ainsi été conçus au Pain d’Or à Tripoli, à l’Urbanista à Beyrouth et au Vee à Ehden. Quant à son dernier roman, il l’a amorcé à l’extérieur pour l’achever à la maison, assis dans une antichambre qui lui permettait de se mettre un peu à l’écart de l’espace de notre quotidien, sur une chaise confortable que je plaçais près de la porte-fenêtre qui donne sur le mont Aytou et la montagne d’Ehden, et à travers laquelle le soleil l’inondait de sa chaleur. La seule condition que j’avais imposée à ce rituel était qu’il porte ses habits et se bichonne comme s'il sortait de la maison.

Ses pérégrinations en dehors de son fief ont fait de lui un homme à l'esprit ouvert, foisonnant d’idées qui se renouvelaient constamment, intransigeant dans sa défense de la liberté. Il m’a dit un jour, alors que l’on discutait de la cruauté des hommes et de leur despotisme vis-à-vis de leurs pairs, que les deux inventions les plus puissantes de l’Occident étaient la Pénicilline et la démocratie. Ses idées et ses prises de position ont laissé une grande empreinte sur nous, enrichissant notre vie et nous élevant au-delà des mesquineries du quotidien, nous, sa petite famille qui s’est formée à son insu et qui l’a retrouvé plus tard, dans les moments heureux et douloureux, ainsi qu’à son chevet.

Le matin du vendredi 23 juillet, bien qu'il ait perdu ses forces, il m’a demandé de l’aider à s’asseoir « pour voir ce qui se passait ». Et quand l’un des enfants a essayé de m’aider à le redresser, il lui a dit : « Laisse faire Thérèse, elle s’y connaît mieux. » J’ai allumé des bougies dans le coin de la chambre et ma nièce a déposé une icône de la Vierge et un chapelet près de sa tête. Nous nous sommes rassemblés autour de lui, lui caressant les cheveux, l’embrassant sur le visage, essayant de réchauffer ses mains froides avec les nôtres. Boulos l’a appelé sans trouver de réponse. Jabbour était parti : il s'est endormi dans les bras de ses enfants et de ses proches. Il est parti « en silence », comme une brise… Ainsi l’avons-nous pleuré en silence, et le quartier de Ain al-Wahch a frissonné vers 16h sous l’effet d’une brise silencieuse qui s'est propagée dans l'air...

 

Ils étaient tous là « près du grand lit de l'affection ». Ma belle-fille, médecin, et ma belle-sœur, formatrice d'infirmières à l'université, ont effectué, avec l’aide de l'infirmier qui accompagnait Jabbour, le rituel de la toilette mortuaire. Puis les femmes de la famille ont participé à une prière « présidée » par ma sœur qui nous a assuré qu'il n’a pas souffert durant son agonie, elle qui a vu beaucoup de proches rendre l'âme.

 

J’aimerais bien me retrouver à nouveau à côté de son lit, m'occuper de lui avec Mahmoud, prendre soin de son hygiène, lui « remonter ses oreillers » alors que « les enfants jouent en silence autour du grand lit », lui tendre son téléphone portable et ses lunettes, lui allumer la télévision pour suivre les matchs de foot, les programmes de cuisine et les messes du dimanche, ou chercher la chaîne égyptienne pour y écouter l’appel à la prière. J’aimerais bien l’embrasser encore une fois sur la joue après le rasage et lui dire : « Naʻiman Estez Jabbour ! »

Traduit de l’arabe par Maria Douaihy

«Jabbour a quitté ce monde qu’il a tourné en dérision sa vie durant, avec ses fêtes et ses cérémonies, ses bonheurs et ses malheurs. Et lorsqu’il a entrepris de l’écrire et de parler de ses vicissitudes, il a mêlé le rire aux pleurs, raillant ce monde traître et despote. Il en a ridiculisé le style et l'a affronté jusqu’à son dernier souffle. Digne, il a ignoré la maladie...

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