Hommages

Un long adieu

Peu de choses incarnent davantage l’effondrement du Liban que la mort simultanée de deux de ses intellectuels les plus brillants.

Un long adieu

La mort de Farès Sassine et de Jabbour Douaihy, à quelques heures d'intervalle, a résumé la tragique trajectoire du Liban d’aujourd'hui autant que l'espoir d'un renouveau futur du pays. Sassine, ancien professeur de philosophie à l'Université libanaise, et Douaihy, l'un des romanciers les plus accomplis du pays et auparavant professeur de littérature à l'Université libanaise, étaient des amis proches, et leur départ a considérablement appauvri le Liban. La seule consolation, aussi mineure soit-elle, est dans le fait qu’aucun des deux n’a su que l'autre était décédé.

J'ai rencontré Farès pour la première fois en 1993 alors que je préparais un numéro de la Beirut Review, la publication que j'éditais alors pour le Centre libanais d'études politiques, à l'occasion du 50e anniversaire de l'indépendance du Liban. J'avais une liste d'auteurs toute prête, mais un ami m'a dit qu'un certain Farès Sassine voulait aussi contribuer avec un article. Peu de temps après, il est venu à mon bureau pour me remettre son texte. J'ai vu un homme de petite taille, aux lunettes épaisses et aux dents de devant espacées, qui a assez rapidement trahi la perfection cristalline de son esprit. Il m'a remis un article surprenant, qui allait à l'encontre d'une certaine complaisance nationale présente dans la façon dont les Libanais imaginaient leur pays. C'était brillant, innovant, inattendu – un uppercut gauche lorsque vous vous attendiez à un coup direct à droite.

Au fil des années, nous deviendrons des amis proches, si ce n’est que j'ai toujours considéré Farès avec un sentiment d'infériorité tout à fait justifié. Je n’étais pas le seul. Je découvrirai que cet homme en constante ébullition mentale pouvait embrasser loin et large, avec des observations lumineuses sur tout, de la littérature à l'histoire du Liban, à la musique classique, aux westerns hollywoodiens. Interagir avec lui signifiait apprendre, et au cours des vingt-huit années où j'ai connu Farès, j'ai reçu bien plus que je ne le méritais. Tant que des gens comme lui étaient au Liban, je croyais qu’il y avait de l'espoir pour le pays.

C'est un peu plus tard que j'ai rencontré Jabbour, peut-être en 1996 ou 1997. À l'époque, je collaborais avec L'Orient-Express, le mensuel publié par le quotidien libanais L'Orient-Le Jour. Un après-midi, en entrant dans le bureau, j'ai vu un homme de grande taille tenant un petit cigare, discutant avec l'un des membres du personnel. Il fleurait le style et je me suis trouvé attiré par cette apparition captivante et désinvolte. Nous nous sommes mis à parler et, comme pour Farès, la conversation ne s'est vraiment terminée que maintenant.

À travers Jabbour, je découvrirai les réalités du Liban-Nord dont il est originaire – la ville de Zghorta, dont la population migre chaque été vers le village d'Ehden. Il y a quelques semaines à peine, sa femme nous avait informés qu'un camion y avait transporté leurs effets pour l'été. Il était difficile d'oublier cette image d'un exode nomade annuel, avec Jabbour en chef de clan serein montrant la voie. Il avait rédigé une chronique fidèle de cette société montagnarde autonome qui est la sienne, déchirée par les rivalités familiales, mais aussi caractérisée par un sens profond de la solidarité et une identité locale exclusive. Les étrangers y étaient accueillis avec une générosité incroyable, mais il n'était également jamais moins évident qu'ils restaient des étrangers.

Jabbour écrira sur Zghorta dans ce qui fut peut-être son roman le plus célèbre, Pluie de juin. Il y a décrit l'un des événements déterminants de l'histoire libanaise de la période succédant à l’indépendance – la vendetta entre la famille Douaihy et les familles Frangieh et Mouawad en 1957, conduisant à un massacre dans l'église de Meziara. Ironiquement, ceux qui avaient encouragé Jabbour à écrire cette histoire étaient Samir Frangieh et Michel Mouawad. Le livre fut un chef-d'œuvre, sa scène finale (que je ne décrirai pas, vous n'aurez qu'à la lire) l'une des mises en scène les plus remarquables ayant jamais illustré la nature énigmatique de la société libanaise.

Jabbour et Farès auront ensuite demandé à ma femme et à moi-même d'organiser un voyage en Sicile pour nos familles, et en mai 2018, nous avons pris la route ensemble. Cela était de ma faute, je suppose, pour avoir dit à Jabbour que je voulais l'emmener sur l'île afin qu'il puisse découvrir par lui-même la version italienne de Zghorta. Nous avons vite appris que Jabbour préférait s'asseoir dans un café près de l'hôtel et écrire. Il a peut-être visité la Zghorta d’Italie, mais il ne s'est jamais éloigné de l'originale lors de ce voyage, contrairement à Farès, dont le paysage cérébral recherchait un envol sans frontières, même s'il conservait lui aussi un attachement profond pour sa ville natale de Zahlé dans la vallée de la Bekaa.

Dans leur jeunesse, Jabbour et Farès, tous deux chrétiens maronites, avaient été politiquement à gauche. Ils deviendront par la suite des adeptes convaincus du Liban, partisans d'un pays indépendant, souverain et multiconfessionnel, basé sur la coexistence religieuse. Cette transformation, à l'image de celle d'un nombre important de leurs contemporains, en particulier ceux qui, comme eux, sont originaires des régions périphériques du Liban, n'a jamais fait disparaître ce qu'ils avaient été. Aucun des deux ne s’est métamorphosé en nationaliste chrétien étriqué. Leur évolution s'est accompagnée d'une reconnaissance des paradoxes du Liban, celle qui mêle une connaissance critique de sa précarité sociale et politique à un désir de parer à tout ce qui le menaçait existentiellement. Que leur disparition corresponde à celle du Liban est ce qui rend leur décès si poignant. Alors que le Liban s'est effondré économiquement, que sa souveraineté est restée une illusion, la défaite du pays a aussi été en partie la leur.

Plus personnellement, ce qui m’a attiré le plus chez ces deux amis, c'est qu'ils étaient de brillants intellectuels épicuriens, pas des militants. Certes, Farès était l'un de ceux qui avaient fait pression pour le mariage civil au Liban, lorsque Jabbour faisait partie d'un programme de formation de jeunes écrivains – des efforts méritoires avec des résultats tangibles. Mais la tendance dominante chez les deux hommes était celle d’une jouissance sensuelle procurée par les idées, faisant plus largement partie de leur appréciation de la vie et de ses plaisirs. Être avec eux, c'était boire à cette coupe, si rassasiante et si rare dans le Liban d'aujourd'hui.

La coupe a maintenant été brisée et nous devrons affronter la désintégration du Liban sans ces deux hommes. Mais nous devrons peut-être aussi la surmonter pour eux, parce que Farès et Jabbour nous ont montré les fascinantes possibilités de notre pays, l'excellence qu'il peut encore produire. Face aux criminels qui ont passé des décennies à détruire le Liban, et qui ont maintenant presque réussi dans cette tâche, nous pouvons nous consoler dans la mémoire de ceux qui ne se seront pas laissé avoir, pour qui l'étreinte de la vérité est restée notre bouclier contre les grands mensonges jetés à notre face quotidiennement.

Traduit de l’anglais par Work With Words

La mort de Farès Sassine et de Jabbour Douaihy, à quelques heures d'intervalle, a résumé la tragique trajectoire du Liban d’aujourd'hui autant que l'espoir d'un renouveau futur du pays. Sassine, ancien professeur de philosophie à l'Université libanaise, et Douaihy, l'un des romanciers les plus accomplis du pays et auparavant professeur de littérature à l'Université libanaise, étaient...

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