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Moyen-Orient - Éclairage

Le dangereux périple yéménite de milliers de migrants africains

Si les flux de personnes passant par le golfe d’Aden pour rejoindre l’Arabie saoudite remontent à des décennies, les candidats à l’immigration ont largement augmenté depuis le déclenchement du conflit yéménite, malgré les nouveaux risques qui accompagnent leur traversée.

Le dangereux périple yéménite de milliers de migrants africains

Des migrants africains assis dans un bateau dans le port d’Aden s’apprêtent à être renvoyés en Somalie par les autorités yéménites, le 26 septembre 2016. Saleh al-Obeidi/AFP

« Pendant 15 jours, j’ai marché de Dire Dawa (Éthiopie) à Djibouti pour prendre le bateau. C’était un voyage très ardu à cause de la faim et de la soif, mes chaussures se sont déchirées sur le chemin. » Bayeh*, âgé de 31 ans, fait partie de ces dizaines de milliers de personnes qui ont risqué leur vie en 2014 pour atteindre la péninsule Arabique. Un voyage périlleux que beaucoup continuent de payer de leur vie. Il y a près de 10 jours, des pêcheurs ont retrouvé au moins 25 corps de migrants près des côtes de Ras al-Ara, au sud du Yémen. Deux cents autres sont toujours portés disparus. « Lorsque les bateaux sont surchargés, les passeurs n’ont aucun scrupule à jeter des migrants par-dessus bord », déplore Olivia Headon, porte-parole de l’Organisation internationale des migrations (OIM) à Sanaa.

Comme Bayeh, des milliers de migrants embarquent chaque année du port de Bossasso en Somalie ou de Djibouti, sur la Corne de l’Afrique, pour passer d’un continent à l’autre. La majorité tente surtout de rallier l’Arabie saoudite, richissime État pétrolier où ils s’imaginent un avenir, espérant répondre à la demande importante de travailleurs domestiques dans ce pays. Un périple risqué qui les contraint de traverser le Yémen, plongé dans la guerre civile depuis 2014. « Depuis le début de la guerre, certains migrants peuvent être recrutés comme soldats par une des parties en conflit, observe Marina de Regt, professeure adjointe au département d’anthropologie sociale et culturelle à l’Université libre d’Amsterdam. Au nord du Yémen, les criminels et les passeurs profitent de l’absence de contrôle aux frontières avec l’Arabie saoudite pour faire chanter les migrants, quand ce ne sont pas les houthis qui réclament leur part du business. »

Les affrontements entre les forces gouvernementales, appuyées par la coalition menée par Riyad, et les rebelles houthis, soutenus par Téhéran, constituent désormais le quotidien des Yéménites. Pourtant, le nombre de migrants en provenance de la Corne de l’Afrique a largement augmenté depuis la guerre au Yémen, atteignant son niveau le plus élevé jamais enregistré. Estimés à près de 90 000 en 2014, ils étaient environ 138 000 en 2019, selon l’OIM. Les Éthiopiens forment 80 à 90 % de ces migrants, suivis par les Somaliens.

Plongée dans l’enfer

« J’ai quitté le pays après avoir été emprisonné pendant trois mois par le gouvernement, qui m’a accusé de faire partie du Front de libération Oromo (OLF) », raconte Bayeh, ayant fui sa région d’Arhama en Éthiopie. Actif depuis les années 1970, ce mouvement prône la sécession de la région de l’Oromia, la plus grande du pays, ainsi que celle abritant le groupe ethnique le plus important d’Éthiopie. « Les autorités ont continué à me menacer après m’avoir relâché. Ma mère m’a donné une somme d’argent pour fuir la région et m’a informé que la police s’était rendue chez elle pour savoir où je me trouvais. Si elle ne leur disait pas, c’est elle qui serait emmenée au poste », confie ce trentenaire, qui prend alors la décision de quitter le pays, sous la pression de sa mère.

Originaires pour la plupart de la région d’Oromia, dont les habitants subissent la répression politique et économique, notamment l’exclusion du marché de l’emploi et les saisies de terres, les migrants éthiopiens sont en majorité de jeunes hommes célibataires prêts à tout quitter pour bénéficier d’une meilleure situation politique ou obtenir des revenus plus élevés afin d’en envoyer une partie à leur famille restée dans leur pays d’origine. Quitte à plonger dans l’enfer. « Quand nous avons atteint le Yémen, les passeurs nous ont retenus captifs », raconte Mounir*, réfugié éthiopien au Yémen parti de Djibouti en décembre 2019. Ils étaient 50 à faire le voyage. Deux d’entre eux sont morts en cours de route. Le jeune homme est frappé par les passeurs qui ne le nourrissent qu’avec un peu de riz et d’eau. « Ils m’ont demandé de l’argent, mais je n’en avais pas. Ils ont continué à me maltraiter pendant deux mois, ils me frappaient avec une pierre, un bâton et un couteau. Ma famille leur a alors transféré de l’argent. Ils m’ont laissé partir quand nous avons payé 1 250 dollars », témoigne-t-il, ému. Ces abus sont fréquemment commis par les passeurs pour extorquer aux migrants des sommes supplémentaires à celle initialement déboursée pour faire la traversée. « Les passeurs envoient des preuves de torture et de maltraitance aux familles via des appels téléphoniques et des vidéos. Une fois l’argent reçu, ils relâchent les migrants, indique Olivia Headon. Cela peut aller de quelques centaines à quelques milliers de dollars. »

L’enfer est aussi climatique. Des migrants meurent de déshydratation en traversant des déserts pouvant atteindre les 45 degrés à Djibouti. « Ils ont à peine le temps d’enterrer leurs compagnons de voyage, de réciter une prière qu’il faut déjà repartir », poursuit la porte-parole. Arrivés sur la côte, ils doivent s’entasser dans des embarcations susceptibles de chavirer à tout moment. « La traversée en mer était très dangereuse. Nous étions 150 personnes dans le bateau et l’eau était extrêmement agitée », se souvient Bayeh, déjà éprouvé par plusieurs jours de marche. « J’étais assoiffé et affamé, certains corps de migrants morts de faim et de soif tombaient sur nous », poursuit-il.

Bloqués au Yémen

Depuis 2020, la pandémie de Covid-19 a toutefois entraîné une diminution du nombre de migrants en provenance de la Corne de l’Afrique. Ces derniers ont été estimés à seulement 37 500. Si de janvier à mars 2021, 97 % des migrants atteignant la péninsule Arabique ont souhaité se rendre en Arabie saoudite, la crise du coronavirus retient la majorité d’entre eux au Yémen. Partis pour échapper à la misère, la situation dans ce pays apporte également son lot de souffrances aux migrants. Le 7 mars dernier, des dizaines d’entre eux ont ainsi été brûlés vifs après que les forces de sécurité houthies ont lancé des projectiles dans un centre de détention pour migrants à Sanaa, déclenchant un incendie. L’information a rapidement circulé, créant une onde de choc parmi les migrants et les humanitaires.

« Ce qui s’est passé est une véritable tragédie », dénonce Akram, d’origine afro-yéménite. Ce trentenaire, arrivé au Yémen en 1995, travaille comme serveur dans un café à Sanaa, capitale tenue par les rebelles houthis depuis 2014. Depuis le déclenchement de la guerre, il n’espère plus rien ici. « Je vivais bien avant le conflit. J’étais en mesure de travailler et de gagner ma vie, puis la situation est devenue très difficile », confie celui qui a récemment payé un passeur pour se rendre en Arabie saoudite cette semaine. Gagnant 100 dollars par mois, le jeune homme a dû débourser 1 000 dollars pour la traversée. « Je n’en avais que 300. J’ai emprunté le reste d’une connaissance », raconte Akram, qui a déjà une piste de travail dans une blanchisserie en Arabie grâce à un ami. « Les milices houthies ferment les cafés. Mon lieu de travail a été attaqué, des clients ont été expulsés et abattus, témoigne-t-il. J’espère pouvoir aider ma mère et mes sœurs en allant en Arabie. »

Selon le Norwegian Refugee Council (NRC), près de 672 000 Yéménites devraient également fuir cette année, si les niveaux actuels de violence se poursuivent. « Les combats au Yémen détruisent tout ce dont les familles ont besoin pour survivre : réseaux d’eau, routes, écoles et hôpitaux... Seuls la moitié des établissements de santé fonctionnent », fustige l’ONG. Alors que certains vivent dans la rue, les migrants sont davantage exposés à la crise sanitaire actuelle. Nombre d’entre eux sont en outre stigmatisés et automatiquement vus comme porteurs du coronavirus, sans parler du racisme qu’ils subissent au quotidien. Pour Akram comme pour ceux qui se sont décidés à fuir, tous les sacrifices sont bons pour échapper à la misère : « Je n’abandonnerai pas, même si je me fais attraper. J’essaierai encore une fois pour espérer avoir une vie meilleure. »

*Les prénoms ont été changés

« Pendant 15 jours, j’ai marché de Dire Dawa (Éthiopie) à Djibouti pour prendre le bateau. C’était un voyage très ardu à cause de la faim et de la soif, mes chaussures se sont déchirées sur le chemin. » Bayeh*, âgé de 31 ans, fait partie de ces dizaines de milliers de personnes qui ont risqué leur vie en 2014 pour atteindre la péninsule Arabique. Un voyage périlleux...

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