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Moyen-Orient - Reportage

Les Qataris d’origine palestinienne, une double identité, une double sensibilité

Les familles qataries d’origine palestinienne vivent au rythme des événements dans les Territoires autonomes tout en entretenant des rapports étroits avec l’émirat.

Les Qataris d’origine palestinienne, une double identité, une double sensibilité

Des manifestants rassemblés en signe de solidarité avec les Palestiniens de la bande de Gaza, le 15 juillet 2014, à l’ambassade de Palestine à Doha. Photo Getty Images/AFP

Bouleversée par le fracas sourd du pilonnage de la bande de Gaza par l’aviation israélienne et le flux d’images sanglantes que les réseaux sociaux lui crachent au visage sans filtre, Shahad Younis confie, la voix empreinte d’émotion : « Je viens de regarder cette vidéo d’enfants sautant sur un trampoline au son des bombes. C’est leur vie normale et cela aurait pu être la mienne. » Une jeunesse loin des relents macabres de la guerre que la jeune femme doit à ses grands-parents. Ces derniers ont fui la Palestine à la fin des années 1940 pour se réfugier au Liban, avant de se résigner à poser leurs valises au Qatar, sur les rives ensoleillées d’un golfe arabo-persique, où les découvertes de gisements pétroliers laissent présager une prospérité prochaine. « Ma grand-mère et moi sommes capables d’éteindre télévision et téléphones pour nous endormir en toute sécurité et confortablement. Mais ce cauchemar est la réalité palestinienne », renchérit Haya Abou Issa, une citoyenne qatarie naturalisée en 2005 dont le grand-père a été déplacé durant la guerre israélo-arabe de 1948, comme 700 000 Palestiniens.

Si la société qatarie ne raconte que rarement ce lien intime qui l’unit à la Palestine depuis plus de sept décennies, l’attachement émotionnel à la cause palestinienne n’en est pas moins solidement ancré dans les mentalités depuis le plus jeune âge. Oum Ahmed se souvient avoir chanté en chœur avec ses camarades de classe « Vive la Palestine », en guise de cérémonial matinal, au début des années 1960. « C’est ainsi que le Qatar a soutenu les Palestiniens, en faisant en sorte que la Palestine fasse partie de votre vie », commente la sexagénaire dont les parents appartenaient à une famille palestinienne de premier plan avant de fuir en 1948.

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Depuis 2014, le gouvernement qatari joue en outre régulièrement le rôle de médiateur entre Israël et le Hamas qui contrôle la bande de Gaza depuis plus d’une décennie. S’il fournit une large assistance financière à l’enclave assiégée, l’émirat s’attache également à mettre en avant ses liens étroits avec l’organisation et des gestes de solidarité calculés, sur fond de convergences idéologiques. Le Hamas est issu des Frères musulmans, tandis que Doha prône également une vision locale et régionale basée sur l’islam politique. À l’issue de la guerre des onze jours, qui s’est déroulée du 10 au 21 mai, le ministre qatari des Affaires étrangères avait par ailleurs annoncé, dans un tweet, 500 millions de dollars pour la reconstruction de Gaza. « Cela me remplit de fierté de savoir que le pays dont je suis citoyenne est un pays qui est du bon côté de l’histoire », commente Shahad Younis.

Sentiment de quasi-culpabilité

La certitude du lendemain et un passeport qatari en main, ces familles se refusent pourtant à reléguer leurs origines aux livres d’histoire. Chaque épisode de violence en Palestine rouvre avec brutalité la cicatrice toujours à fleur de peau de la « culpabilité du survivant ». Un terme qui s’applique aux Palestiniens en exil, analyse Haya Abou Issa. Ces derniers « se sentent coupables d’avoir réussi à sortir de Palestine, alors que le reste de leur peuple souffre », ajoute la jeune femme qui a choisi l’action à l’inaction pour dénoncer la « grande injustice » dont elle est le témoin passif. Un diplôme d’avocat en poche, Haya Abou Issa espère être un jour en mesure « d’apporter un changement significatif » pour son peuple en Palestine.

Selon le Fonds international des Nations unies pour l’enfance, la moitié des jeunes de Gaza pourraient avoir besoin d’un soutien psychologique. « Je suis très reconnaissante de vivre au Qatar, mais il y a aussi ce sentiment de quasi-culpabilité, une frustration du fait que ce qui se passe en Palestine nous échappe », confie Shahad Younis, désemparée. « À la maison, nous regardons les informations en boucle, nous sommes collés à la télé », confie Oum Ahmed. Cette double identité qui hante les esprits n’en est pas moins préservée avec fierté. « Bien que je sois née et que j’aie grandi au Qatar, que je sois qatarie de cœur, je ne me suis jamais sentie séparée de mes racines palestiniennes. J’ai conservé mon dialecte palestinien et ma famille cuisine toujours des plats traditionnels palestiniens », confie Haya Abou Issa. « Dans mon cœur, je suis une Qatarie et je suis une Palestinienne », ajoute Oum Ahmed. Une différence qu’une frange de la société qatarie qualifie de menace pour le tissu social d’un émirat qui, malgré des apparences de modernité, demeure profondément conservateur. Ce sentiment de rejet est renforcé par le secret qui entoure l’attribution de passeports qataris au cas par cas. « Cette autre identité les empêche d’être pleinement acceptés au sein de la société qatarie, car ils n’appartiennent pas aux autres groupes, aux groupes tribaux, ils ne font pas partie du tissu social historique », souligne James Onley, directeur de la recherche historique à la Bibliothèque nationale du Qatar. Une méfiance à l’encontre de « l’étranger » balayée de la main par Oum Ahmed qui préfère réaffirmer sa loyauté à la nation. « Le Qatar est ma maison, le Qatar est très important pour moi, le Qatar m’a sauvé la vie et a traité mes parents avec dignité », martèle-t-elle, assise à côté de sa plus jeune fille.

« Ni plus ni moins que Hitler »

Suite au cessez-le-feu signé entre le Hamas et Israël, le fracas des missiles s’est tu le 21 mai. Pourtant, Haya Abou Issa se dit « incapable de ressentir » le moindre soulagement. « Trop de dommages ont été causés, non seulement au cours des deux dernières semaines, mais aussi au cours des sept dernières décennies », se lamente-t-elle. « Le cessez-le-feu n’a pas d’effet rétroactif ; il n’annule pas les dommages. »

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Dans un rapport publié en avril, Human Rights Watch accuse Israël de se rendre coupable du « crime d’apartheid ». Dans ce contexte, la normalisation des relations des Émirats arabes unis et de Bahreïn avec Israël l’année dernière a choqué au Qatar, tandis que le ministre israélien des Affaires étrangères a annoncé une visite à Abou Dhabi dans la semaine du 27 juin. Oum Ahmed se dit exaspérée de voir le soutien à la terre natale de ses parents s’effriter dans un golfe arabo-persique qui se détourne de l’idéologique, au profit d’un pragmatisme économique taillé sur mesure pour affronter les réalités d’un monde qui se projette au-delà des énergies fossiles qui firent la fortune des pays du Golfe. Dans un élan de colère, la sexagénaire lance : « Le gouvernement israélien n’est ni plus ni moins que Hitler, ce sont des meurtriers. » Une liberté de ton tolérée par les autorités qataries, pour l’instant.

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