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Culture - Installation

Sous la couverture de secours, persiste l’espoir

Carlo Kassabian invite le visiteur, du 6 au 8 mai, à revivre ce que furent les nuits de Beyrouth, avant que le cœur de la ville ne cesse de battre. Traverser l’œuvre visuelle et sonore à HNGR Beyrouth, c’est faire un voyage dans le temps. Un temps mort ou un temps que l’artiste tente de préserver sous l’abri de sauvetage ?

Sous la couverture de secours, persiste l’espoir

« Menhara », une installation de Carlo Kassabian.

Beyrouth, comme un point au centre de l’univers, une larme dans l’océan, Beyrouth était des milliers de fragments de vie. C’est à un de ces fragments que Carlo Kassabian rend hommage dans « Menhara » (« effondrée »), une installation à HNGR Beirut (lieu mythique où l’on venait célébrer la joie de vivre) et qui a nécessité quatre mois de réflexion, un mois de mise en place et une équipe de soutien formée de plus de 20 personnes.

Beyrouth, ville moderne et cosmopolite, dont la renommée liée à sa vie nocturne ne date pas d’hier. Dès les années 1960 et jusqu’au début de la guerre civile (1975-1990), elle est le rendez-vous incontournable des amoureux de la nuit et des fêtes jusqu’au petit matin. Une vie nocturne particulièrement intense qui faisait que « l’essence » de Beyrouth se trouvait dans sa nuit. Dans un quotidien chaotique et anarchique où ses habitants manquaient de tout, la nuit apparaissait comme plus viable et servait d’échappatoire pour oublier. La ville semblait donc plus facile à vivre la nuit que le jour.

Carlo Kassabian fait partie de cette génération qui vibrait au son des nuits de Beyrouth, de cette jeunesse qui défiait la privation, la guerre et la corruption, et qui, le soir venu, renaissait sous le regard de sa ville, diva de la nuit.


Des billets de banque éparpillés sur de l’aluminium isothermique dans l’installation « Menhara » de Carlo Kassabian. Photo Charlotte Mallat


Revenir et se souvenir

Plutôt que de prendre la parole, il a tracé un parcours tout en symboliques pour décrire ce que Beyrouth fut, espérant qu’elle le redeviendra un jour.

Mais le parcours n’est pas uniquement un souvenir d’un état de fête, il est aussi un état de fait. Une expérience à couper le souffle, de 10 à 15 minutes, pour revisiter la mémoire. Et si la nostalgie et l’émotion vous prennent aux tripes, c’est que l’artiste a réussi son pari. Un voyage dans le passé, un flash-back en réminiscences qui fait resurgir les images et vous plonge dans ce qui a contribué à la renommée de sa ville, mais aussi à sa descente aux enfers.

Deux volées de marches pour vous emmener vers ce que fut Beyrouth un soir et tant de soirs. Des hôtesses pour vous accueillir au son de la musique du groupe Kinematik diffusée en boucle. « Une bande son qui a pour titre August 4th 5:00 PM et qui, précise l’artiste, était en cours d’enregistrement une heure avant la déflagration. Elle fut interrompue pour être reprise et rebaptisée. » Et d’ajouter : « Si vous prêtez l’oreille, vous aurez la sensation que la musique vient d’ailleurs, que la fête n’est plus là, que le bonheur a quelque part déménagé. »

La boule à facette fracassée traîne par terre sous un plafond de billets de banque suspendus à des fils comme des milliers de confettis qui tombent du ciel. « Quatre mille billets exactement, dit Carlo Kassabian, que la “Banque des rêves” (“Masref el-ahlam”) a réimprimés, sauf que tous les billets ont la même valeur, une série de zéros. » Les tables, les sièges, le bar, les verres, les flûtes, les bouteilles de champagne, les seaux à glace, tout est là et tout n’est plus là. Du plus petit cendrier à la plus grosse enceinte de musique, de la moindre bouteille sur l’étagère derrière le bar aux tabourets qui lui font face, l’artiste a recouvert tout ce matériau dont sont fabriquées les couvertures de sauvetage, celles qui aident à retenir la chaleur corporelle dans les situations de premiers secours.


Des billets de banque éparpillés sur de l’aluminium isothermique dans l’installation « Menhara » de Carlo Kassabian. Photo Charlotte Mallat


État de fête ou état de fait ?

- La date : le 4 août 2020

- L’heure : 18h07

- Le lieu : Beyrouth.

- Le nombre de victimes : nous n’avons pas de réponse à cette question.

Voilà ce qui aurait pu être le rapport d’enquête du crime perpétré et présenté par un inspecteur de police à son supérieur le lendemain de la tragédie du port de Beyrouth.

Le crime a bien eu lieu. Des femmes et des hommes heureux de vivre, des enfants innocents, des étudiants ambitieux, des ouvriers résilients, des pères de famille déterminés, des mamans irréprochables ont été arrachés à la vie. Ils portent tous un nom, un prénom, une identité, un âge. Mais une seule victime demeure introuvable : la vie.

La vie de Beyrouth, celle qui était dans tous les regards, dans tous les sourires, au coin d’une rue, à la terrasse d’un café, au bar d’un club. La vie dans ce qu’elle avait de plus beau, les artistes dans leurs ateliers, les comédiens sur les planches, les chanteurs derrière leur micro, les vendeurs de glace, les passants joyeux, la jeunesse enjouée, les boutiques et leurs devantures attrayantes, les restaurants et leurs formules magiques, les galeries et leurs faiseurs de rêve. La vie s’est figée, volatilisée. Pour avoir lutté durant des décennies, pour avoir tenu bon face à toutes les guerres, à toutes les humiliations, à tous les affronts, la vie a déclaré forfait, elle a cessé d’être. C’est peut-être ainsi que le monde fut créé dans un fragment de seconde, c’est ainsi que Beyrouth fut anéantie dans ce même fragment de seconde, entraînant avec elle, dans sa descente aux enfers, des existences entières et des fragments de vie. On peut compter nos morts, mais qui pourra dénombrer les âmes fracassées, les rêves brisés et les espoirs réduits à néant ?

Pour sa première expérience en solo, qui sera présentée durant la Semaine du design dans la capitale française, Carlo Kassabian a réussi une expérience à travers un double prisme. La visite du lieu du crime où plus rien ne subsiste, mais où l’espoir demeure sous-jacent, protégé par les couvertures de survie comme pour empêcher l’âme de la ville de déserter les lieux, pour retenir les souvenirs et suspendre le temps, pour qu’un jour, tout reprenne sa place sous le soleil de Beyrouth.

« Menhara » de Carlo Kassabian

Musique : le 4 août à 17h, de Kinematik

Lumière : Pauline Maroun

Ce soir à HNGR Beyrouth, de 17h à 21h.

Beyrouth, comme un point au centre de l’univers, une larme dans l’océan, Beyrouth était des milliers de fragments de vie. C’est à un de ces fragments que Carlo Kassabian rend hommage dans « Menhara » (« effondrée »), une installation à HNGR Beirut (lieu mythique où l’on venait célébrer la joie de vivre) et qui a nécessité quatre mois de réflexion, un...

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