Critiques littéraires

Proust avant Proust : les « soixante-quinze feuillets » révélés

Proust avant Proust : les « soixante-quinze feuillets » révélés

© Otto Wegener, 1895

Les soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits de Marcel Proust, Gallimard, 2021, 284 p.

«La vie est trop courte, et Proust est trop long », plaisantait Anatole France. Il est vrai qu’avec À la Recherche du temps perdu, le lecteur en a pour trois mille pages dont il n’est jamais sûr de pouvoir venir à bout au moment de s’y lancer. Pour Proust lui-même, l’écriture de ce monument s’est faite dans la frénésie d’un pressentiment de mort précoce. Malade, à la merci de crises d’asthme qui pouvaient à tout moment l’emporter, il avait comme décidé de consacrer son énergie à la réalisation de son œuvre plutôt qu’à vivre une vie de toute façon diminuée. Jean Cocteau, qui faisait partie de son cercle d’amis, raconte d’ailleurs que la fidèle Céleste Albaret, femme de chambre de Proust qui était quasiment devenue sa secrétaire, soumettait les visiteurs à des interrogatoires à travers lesquels elle cherchait notamment à savoir s’ils avaient été en contact avec des fleurs ou avec des dames portant des fleurs avant de venir chez lui. Il est certain en tous cas que l’écriture a fini par lui tenir lieu de vie. Le savait-il déjà quand, en 1907, deux ans après la mort de sa mère, alors qu’il n’avait plus rien écrit depuis Jean Santeuil (1899), il rédige ces « soixante-quinze feuillets » ? Ce projet ne va lui-même tenir qu’une année, quasi abandonné en 1908, comme si Proust avait compris en s’y hasardant qu’il lui réclamerait le restant de ses jours. Il entame alors un autre ouvrage qui va lui permettre d’invoquer sa mère et de se lancer dans une « conversation avec maman » où il va errer dans les méandres des souvenirs d’enfance avant d’entamer un débat sur la méthode critique de Sainte-Beuve, s’inscrivant en faux contre l’éclairage que ce dernier fait sur une œuvre à partir du caractère et du vécu de son auteur. Proust veut dissocier la vie de l’écriture et dans ses articles publiés au Figaro, approche les œuvres de l’intérieur. Mais Contre Sainte-Beuve sera abandonné à son tour et Proust va enfin, en 1909, se plonger littéralement en apnée dans La Recherche du temps perdu.

La Recherche que nous connaissons depuis sa première publication correspond à 90 cahiers de brouillon encombrés de rajouts et de collages que l’écrivain appelait « paperoles ». « soixante-quinze feuillets », qui pourtant comprennent déjà une préfiguration de Combray et de Swann, mais aussi et surtout de nombreuses clés de La Recherche, y compris les vrais noms des membres de la famille de Proust qui y sont représentés, vont disparaître. Longtemps, ces feuillets dont l’éditeur et collectionneur Robert de Fallois a révélé l’existence sans les publier, resteront le « graal » des fanatiques de Proust. Robert de Fallois décède en 2018 après avoir légué ce trésor à la Bibliothèque nationale de France. Auparavant, il a lui-même publié Contre Sainte-Beuve et Jean Santeuil avec deux sections de ces mystérieux feuillets, l’une sur Robert, le frère de Marcel Proust, et l’autre sur les noms nobles en Normandie.

Et ce sont les éditions Gallimard qui viennent de publier, sans doute à l’occasion du 150e anniversaire de Proust qui tombe en 2021, sous le titre Les Soixante-quinze Feuillets et autres manuscrits inédits, ces écrits enfin exhumés. Nathalie Mauriac, l’arrière-petite-fille de Robert Proust, dirige la publication et en confie la préface à Jean-Yves Tadié, l’un des plus grands spécialistes de Marcel Proust. « Qu’y avait-il dans ces soixante-quinze feuillets, de si bien pour qu’il les écrive, de si mal pour qu’il les abandonne ? » s’interroge Tadié, qui souligne que présenter un inédit, c’est raconter l’histoire d’un abandon.

Cette histoire est retranscrite avec fidélité dans cette édition où l’on suit Marcel Proust à la lettre près dans le processus d’écriture, avec ses repentirs, ses ajouts, ses ratures, ses blancs. C’est une écriture rapide comme un croquis sur le vif, où le sens parfois se perd dans la course de la phrase dont la syntaxe s’embrouille au point d’en être inintelligible. Et c’est là la magie de ce manuscrit où l’on voit prendre forme, comme à travers les brumes d’une aube, dans la fraîcheur de son jaillissement, ou selon les mots de Tadié : « Comme les archéologues recherchent une petite église mérovingienne ou romane sous la cathédrale gothique », l’esquisse de la grande architecture de La Recherche du temps perdu. Les thèmes en sont déjà posés et certains personnages esquissés. Et pourtant rien n’y est encore à proprement parler. Et pour cause : « Le roman n’existera vraiment que lorsque Proust aura fait de la mémoire involontaire non seulement un événement psychologique capital mais le principe organisateur du récit, c’est-à-dire le jour où il a imaginé d’écrire que tout Combray était sorti d’une tasse de thé » souligne Tadié. Mais dans ces « soixante-quinze feuillets », l’eau du thé est déjà dans la bouilloire.

Les soixante-quinze feuillets et autres manuscrits inédits de Marcel Proust, Gallimard, 2021, 284 p.«La vie est trop courte, et Proust est trop long », plaisantait Anatole France. Il est vrai qu’avec À la Recherche du temps perdu, le lecteur en a pour trois mille pages dont il n’est jamais sûr de pouvoir venir à bout au moment de s’y lancer. Pour Proust lui-même, l’écriture de...

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