Entretiens

Justine Augier : Ce qui reste de beauté dans la noirceur du monde


Justine Augier : Ce qui reste de beauté dans la noirceur du monde

D.R.

Justine Augier a obtenu le prix Renaudot de l’essai en 2017 pour son superbe récit consacré à la disparition de Razan Zaitouneh, activiste et avocate syrienne, De l’ardeur. Elle poursuit son engagement aux côtés des opposants syriens avec un deuxième ouvrage, Par une espèce de miracle : l’exil de Yassin Al-Haj Saleh fait le portrait intime et intellectuel d’une grande figure de la résistance au régime de Damas, récit d’une amitié qui s’élabore, ce livre est aussi une exigeante quête de justice, dans un monde fragilisé par la violence sanguinaire des uns, par les lâches renoncements des autres. Les deux ouvrages forment une sorte de diptyque dont la lecture est plus qu’essentielle, indispensable.

Yassin Al-Haj Saleh était déjà présent dans votre livre précédent et ce dès la première page. Saviez-vous déjà que vous écririez ce deuxième livre ?

Non, je ne savais pas du tout. Le premier livre était le récit de la disparition de Razan Zaitouneh. Il était consacré à l’écrasement de la révolution et de l’opposition démocratique au régime. C’était donc un livre très empreint de cette disparition et de cette destruction. C’est plusieurs mois après l’avoir terminé que j’ai eu l’idée de ce deuxième livre. Sa source est au même endroit : le scandale de l’indifférence du monde occidental face à l’écrasement de la révolution. J’ai entrepris des recherches sur la question de l’impunité, sur les tentatives de justice et les efforts entrepris pour poursuivre les responsables syriens et c’est essentiellement en Allemagne que tout ça se passe. Alors quand j’ai appris que Yassin Al-Haj Saleh s’installait à Berlin, qu’il venait chercher en Europe de quoi éclairer la tragédie syrienne, j’ai pensé que sa présence rejoignait mon intuition et j’ai formulé le projet de ce livre-là.

Mais vous l’aviez déjà rencontré auparavant alors que vous travailliez au premier livre ?

Oui, à deux reprises à Istanbul. Il m’avait ébloui par sa capacité à s’effacer pour parler de Razan, alors qu’il est quand même un grand penseur, quelqu’un qui a l’habitude qu’on l’écoute. Mais là, il s’oubliait pour parler d’elle.

Comment a t-il accueilli ce projet ?

Ce n’était pas facile pour lui de devenir le personnage de quelqu’un d’autre. Ce n’est jamais facile de livrer son histoire à quelqu’un d’autre qui va l’écrire. Et même si dans le cadre de son travail, il a recours à l’intime et s’appuie sur ses expériences personnelles, celle de la captivité par exemple, il n’est jamais simple pour lui de s’exposer. Sa vie et sa démarche intellectuelle sont inextricables, sa pensée s’ancre dans l’intime et c’est ça qui m’a « autorisée » à faire ce livre, je n’aurais pas osé sinon. Yassin est quelqu’un de pudique mais il a une réelle générosité dans le dévoilement de sa personne. Il a dit oui parce qu’il m’a fait confiance pour être le relais de sa cause, pour continuer à parler de la Syrie et de Samira, sa compagne qui a été enlevée en même temps que Razan. Ensuite, il a de l’intérêt pour cette conversation entre un Syrien et une Européenne, la rencontre de nos deux histoires, la confrontation de nos deux points de vue l’intéresse à titre personnel.

Comment expliquez-vous que la Syrie en soit venue à occuper tant de place dans votre vie personnelle et professionnelle ? Vous aviez déjà écrit plusieurs livres auparavant mais on a le sentiment d’un véritable tournant avec ces deux derniers.

En réalité, il n’y a pas de rupture ou de tournant aussi marqué que vous le dites. Je me suis toujours beaucoup intéressée à la question de l’engagement. Non seulement c’était le sujet de mes livres mais je pense pratiquer une écriture engagée. Je tente de faire face à un réel écrasé, de lutter contre l’oubli, contre l’enfermement dans des identités figées. Ces thématiques m’accompagnent depuis longtemps et restent présentes dans mes derniers livres. Quant à la Syrie, elle en est progressivement venue à représenter pour moi un réservoir de sens. La révolution dans sa force d’inspiration, dans tout ce qu’elle ouvre, m’a réellement happée en tant qu’auteure et en tant qu’Européenne confrontée à un sentiment de fermeture. La force de la langue, la violence de la répression, la trahison du monde occidental, ces trois éléments conjugués parlent de la Syrie certes, mais également de notre monde. Et puis il y a les liens d’amitié qui se sont tissés au fil du temps et qui font que ce qui est à l’œuvre pour moi, c’est le sentiment de rejoindre une cause.

Vous avez écrit qu’en vous engageant dans l’écriture de l’histoire de Razan, vous répariez en quelque sorte votre propre trahison, celle d’avoir abandonné « la jeune femme idéaliste et confiante » que vous aviez été. Il y a donc eu de votre part comme une identification à Razan ?

Bien sûr. Razan a mon âge, elle incarne des valeurs dont je suis admirative et que j’aurais voulu incarner. Moi-même je me suis d’abord engagée dans l’humanitaire avant de comprendre la complexité de cet engagement, qui s’est avéré moins simple que ce que j’avais imaginé. J’y ai donc mis fin et décidé de poursuivre mon engagement autrement, à travers mes livres.

Vous parlez également de « la honte d’appartenir au monde occidental ».

La honte peut être très bénéfique, très porteuse. Elle relève d’une conversation entre soi et soi. J’ai conscience d’appartenir à cette histoire de domination, de valeurs dont on se réclame et qui sont en réalité bafouées. Ce à quoi on assiste aujourd’hui, c’est au renoncement des valeurs établies à la fin de la Deuxième Guerre mondiale autour desquelles le monde occidental s’est rassemblé. Le mépris de certaines vies, le traitement des réfugiés, ce sont des choses qui me scandalisent. À travers la question syrienne et les tentatives de justice qui sont menées, je me réconcilie avec une certaine forme d’universalité.

La réflexion autour de l’universalité est en effet un axe important de votre livre. Elle était déjà présente dans le précédent. Pouvez-vous revenir là-dessus ?

Yassin a nourri beaucoup de suspicion à l’égard de l’universalisme. Pour lui comme pour beaucoup, c’était une autre forme de l’impérialisme. Aujourd’hui, il a fait un trajet qui lui permet de repenser cette notion de façon différente, plus mouvante, en se dégageant de l’idée que l’Occident en serait le centre. Ce qui se passe dans les procès actuels en Allemagne, avec le concept de compétence universelle qui permet de juger les coupables, est très intéressant à cet égard et apporte des prémisses de réponse. Je n’ai pas pour ma part vocation à répondre à la question de l’universalité, mais je pense qu’il est important de remettre en cause ce qui semblait acquis et de rechercher des réponses nouvelles. Mais ce qui est certain c’est que le système construit après la Deuxième Guerre mondiale, dans la foulée des procès de Nuremberg, c’est-à-dire les Nations-unies et le système juridique international, est aujourd’hui complètement bloqué.

Après le Rwanda, la Yougoslavie, le Cambodge, il y a eu des choses qui se sont mises en place, des mécanismes relevant de ce système qui ont fonctionné, mais on ne peut plus y avoir recours. On ne peut plus saisir la Cour Pénale Internationale sur la Syrie, le système est bloqué par le véto de la Chine ou de la Russie. Il faut donc inventer d’autres moyens de réparer, en s’appuyant sur les mêmes valeurs universelles mais en trouvant des relais locaux. C’est ce qui se passe à Coblence par exemple, cette incarnation très réelle de l’universalité des valeurs avec des relais locaux qui permettent de rendre la justice.

Le fait que vous ne soyez jamais allée en Syrie avait pesé pour vous lorsque vous travailliez à De l’ardeur. Etait-ce encore le cas pour le dernier livre ?

Non, je n’ai pas eu de problème de légitimité pour ce livre. Dans mes conversations avec mes amis syriens, ils me disaient tous : tu peux y aller. Cela tient à tout le travail que j’ai effectué mais aussi au fait que la Syrie d’aujourd’hui n’a plus d’extérieur ni d’intérieur. Le monde a pénétré la Syrie et les Syriens ont pénétré le monde, des millions de Syriens ont quitté le pays. Le territoire de la Syrie ne représente plus la même chose.

On a le plus souvent un regard anonymisant sur ces réfugiés, ou bien alors on les regarde au prisme de la tragédie, de la souffrance. Mais moi je suis fascinée par ce qu’ils apportent avec eux de richesse. Ces gens qui ont fait la révolution ont une expérience humaine, politique et éthique qui est immense.

Vous écrivez à propos de Yassin qu’il est un homme-pont. Pouvez-vous clarifier ce que vous entendez par là ?

Je restitue là les mots utilisés par son amie Nisrine qui dit qu’il a fait de sa vie, de son corps de sa langue, « un pont pour combler les lacunes cognitives dont on souffre dans notre partie du monde ». Yassin a une sorte de honte à propos du monopole épistémologique occidental quant à tout ce qui se produit comme savoir sur la Syrie. Le régime syrien a tout fait pour qu’il n’y ait pas de production d’histoire ni de savoir sur la Syrie ; et la façon très abstraite dont on parle de la Syrie dans ce qui est produit par les Occidentaux le dérange beaucoup. Il s’est donc mis au service de cette mission. L’idée de pont doit être comprise comme pont entre expérience et pensée, entre intimité et pensée, mais aussi entre la Syrie et le monde. Il veut parler de la Syrie au monde et du monde aux Syriens. Il veut penser les deux réalités ensemble. Il se sert de Hannah Arendt pour comprendre la Syrie. Il opère une sorte de renversement qui lui fait dire que la Syrie serait le futur de l’Europe. Il se préoccupe beaucoup de la sécurisation du politique, phénomène qu’il observe partout et qui aboutit à ce que la sécurité et la stabilité finissent par devenir plus importantes que la liberté.

Le deuxième phénomène que Yassin identifie est la tentation d’homogénéiser les sociétés. En Europe cela s’incarne dans le rejet du musulman et du réfugié. Le fait d’ériger le terrorisme islamique en ennemi absolu est le nœud entre ces deux phénomènes et pourtant il est bien placé pour ne pas minimiser la menace que représente ce terrorisme.

Il parle également de la Syrie comme « métaphore d’une crise de la représentation et de la démocratie qui a lieu partout ».

Je pense qu’il veut dire qu’il y a là un miroir qui informe le monde sur ses propres renoncements, sur la trahison d’idéaux qui touchent au socle de ce qu’est par exemple l’Union européenne. Dans ces renoncements sont contenues les catastrophes à venir. En 2013, lorsque les Occidentaux disent qu’ils interviendront en Syrie si le régime fait usage des armes chimiques et que finalement la ligne rouge est franchie sans que rien ne se produise, non seulement on va à l’encontre des valeurs que l’on prétend incarner mais on fait perdre aux mots leur sens et leur pouvoir. Le refus de l’hospitalité, la fermeture des frontières et l’acceptation de l’impunité, voilà à quoi l’Europe -*-**/consent aujourd’hui.

Il y a dans votre livre quelques passages qui parlent de vous, de façon discrète certes, mais où vos propres sentiments sont présents, y compris pour dire que par moments, vous êtes abattue ou agacée. Pourquoi avez-vous fait ce choix ?

J’essaie de dire qu’en même temps qu’on échange avec Yassin en vue de ce livre, on élabore une relation d’amitié. Et comme dans toute relation, il y a des moments d’abattement, d’agacement, de lassitude. C’est un livre qui a à faire avec le vivant, alors que le précédent tournait autour d’une absence. Je ne suis pas extérieure à mon sujet et la relation que nous construisons fait partie du sujet.

Vous évoquez aussi chez vous « une identité incertaine ». Pourquoi cela ?

Je ne suis pas fan de l’identité immuable. Je trouve que c’est un concept dangereux et nocif dont on fait usage de plus en plus souvent pour enfermer. Et ce faisant, on ferme des possibles. J’ai beaucoup vécu à l’étranger. Ça a été un exil volontaire mais le fait d’appartenir à plusieurs lieux donne une perspective singulière sur le monde. On a besoin de cette perspective en Europe. Être de deux rives à la fois est très enrichissant et va à rebours de l’identité fixe. C’est enrichissant sur plusieurs plans y compris sur le plan de l’imaginaire puisqu’il faut se réinventer et réapprendre en permanence. Donc quand j’écris incertaine, je veux dire multiple, mouvante, complexe.

Finalement, si on devait résumer l’essentiel de cet ouvrage complexe, pourrait-on dire qu’il fait le portrait d’un intellectuel et d’une grande figure de la résistance syrienne en même temps qu’il est le récit d’une amitié ?

Oui, mais j’ajouterais qu’il contient aussi une réflexion plus personnelle sur ce qui peut naître après la destruction, ce qui peut s’inventer en termes d’éthique et d’engagement au milieu de la noirceur et de la violence. Il pose des questions qui me tiennent à cœur : dans ces ruines, qu’est-ce qui est encore possible ? Qu’est-ce qui reste comme beauté ?

Parlons pour finir du titre, qui parle de miracle dans un contexte si sombre…

Il s'agit en effet d’un titre décalé par rapport à l'époque – comme l’était De l'Ardeur pour le précédent livre – pour dire quelque chose sur la nature de cette époque. Elle me semble si sombre, si désespérée qu'elle ne permet plus le cynisme, qu'elle demande qu'on réinvente de nouvelles postures face au monde, qui se défassent du négatif. Ensuite, il s'agit du miracle de la phrase de Weil placée en exergue. « Une âme exposée au contact de la force n’y échappe que par une espèce de miracle. » C’est ténu, ce qu’on sauve des ruines et que Yassin, sa vie et sa pensée, incarnent. Il y a enfin Arendt, qui parle de miracle pour évoquer les commencements qui sont comme des surgissements dans le réel, « infiniment improbables ». Et c’est ça pour moi le miracle : ce qui vient faire mentir une lecture du réel qui enferme, une lecture dans laquelle tout est déjà déchiffré y compris l’avenir, une lecture qui condamne. Le miracle c’est ce qui étonne et dépasse cette lecture-là, c’est tout ce qui parvient à rouvrir le champ des possibles.

Propos recueillis par Georgia Makhlouf

Par une espèce de miracle. L’Exil de Yassin Al-Haj Saleh de Justine Augier, Actes Sud, 2021, 335 p.

Justine Augier a obtenu le prix Renaudot de l’essai en 2017 pour son superbe récit consacré à la disparition de Razan Zaitouneh, activiste et avocate syrienne, De l’ardeur. Elle poursuit son engagement aux côtés des opposants syriens avec un deuxième ouvrage, Par une espèce de miracle : l’exil de Yassin Al-Haj Saleh fait le portrait intime et intellectuel d’une grande figure de la...

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