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Brigitte Kernel : « Jeanne Duval fascinait tout autant qu’elle effrayait. »

Qui était Jeanne Duval, la « mulâtresse » qui inspira à Baudelaire plusieurs poèmes admirables ? Certains biographes l’accusent de l’avoir persécuté, ruiné et même empêché de réaliser son œuvre. Romancière et journaliste, Brigitte Kernel s'est penchée dans son dernier livre, une biographie romancée, sur la relation tumultueuse qui unissait les deux amants.

Brigitte Kernel : « Jeanne Duval fascinait tout autant qu’elle effrayait. »

@ Bruno Klein

Comment avez-vous eu l'idée de ce livre ?

Je suis une grande admiratrice de Baudelaire ; j’avais en tête les magnifiques poèmes qu’il a écrits, inspirés par Jeanne Duval : « La chevelure », « Le léthé », « Les bijoux », ainsi que le tableau où elle figure, peinte par Manet : « La maîtresse de Baudelaire ». Je connaissais aussi Jeanne par les propos du photographe Félix Nadar. En 1841, un an avant de rencontrer Baudelaire, elle a été sa maîtresse. Mais il l’a vite détestée, proférant toutes sortes d’horreurs sur elle. Quand, en 1842, Jeanne Duval rencontre Charles Baudelaire à la sortie d’un cabaret dans lequel elle danse, son existence bascule en une passion folle. Tout comme pour l’auteur des Fleurs du Mal, qui tombe follement amoureux d’elle. Cela m’a intriguée. J’ai donc commencé des recherches. Le Paris de cette époque, sous Napoléon III, m’intéressait également : les salons littéraires, les clubs et puis les grands travaux de réfection gigantesques entrepris par le baron Haussmann, le procès de Baudelaire... Mais ce qui m’a attachée le plus à ce sujet, c'est ce que le couple a dû subir de la part de ses contemporains. Car Jeanne, si elle était admirée et faisait fantasmer, attirait aussi un racisme monstrueux à son égard. En ce sens, Jeanne et Baudelaire ont été de véritables combattants en affichant haut et fort leur amour. Baudelaire emmenait Jeanne partout avec lui et l’imposait avec fierté à son entourage, y compris à sa mère, Madame Aupick, qui la détestait.

Comment écrire une biographie romancée sur une femme dont on sait finalement peu de choses ? La romancière en vous a-t-elle pris le relais de la biographe pour combler les vides ?

Le souci, justement, se situait là. Je ne voulais pas écrire un roman et je n’avais pas assez d’éléments, malgré toutes mes recherches et la lecture scrupuleuse de la correspondance importante du poète, pour réaliser un récit. J’ai donc décidé de mélanger à la fois roman et récit tout en gardant une ligne littéraire homogène et facile à lire pour qui ne connaît pas bien Baudelaire.

Comédienne, danseuse, prostituée, maîtresse de Nadar, qui était-elle vraiment ?

Jeanne Duval est une énigme pour les historiens car l’on sait peu de choses d’elle. Peut-être est-elle née en Haïti, mais ce peut être aussi sur l’Ile Maurice ou à la Réunion. Elle n’a laissé aucune trace de ses origines comme si elle craignait que l’on ne découvre la vie qu’elle y avait eue. Sans doute une existence très misérable. On ne sait pas non plus de quelle manière et pourquoi elle est arrivée à Paris accompagnée de sa mère. Noire de peau, Jeanne a fasciné une génération d’artistes, de Félix Nadar à Gustave Courbet, Eugène Delacroix et tous ceux qui fréquentaient le salon de Madame Sabatier, une demi-mondaine de l’époque qui recevait chez elle toute la fine fleur du milieu artistique de l’époque dont Edmond de Goncourt, Théophile Gauthier et Gustave Flaubert.

Pourquoi a-t-elle fasciné autant Baudelaire ? Elle lui a inspiré plusieurs poèmes, mais elle aurait également eu une influence néfaste sur lui. La mère du poète écrit à son propos : « La Vénus noire l’a torturé de toutes manières. Oh ! si vous saviez ! Et que d’argent elle lui a dévoré »…

Baudelaire a sans doute trouvé en Jeanne l’échappatoire qui lui était nécessaire pour fuir le milieu bourgeois étréci de l’époque dont il était issu, et son beau-père, le très strict et désagréable général Aupick. Il le haïssait pour avoir succédé à son père défunt dans le lit de sa mère. Par son exubérance et ses extravagances, son franc-parler et sa gouaille, Jeanne apportait de la joie, du rire, des extravagances au poète mélancolique qui songeait souvent au suicide. Elle a été détestée certes, victime du racisme de ses contemporains, malheureusement. Elle ne correspondait pas aux critères de l’époque et de la bourgeoisie dont Baudelaire était issu. Elle intriguait, fascinait tout autant qu’elle effrayait par ce qu’elle n’était pas blanche. Et leur vie dépareillait, ils ne cessaient de se tromper l’un l’autre, elle pour de l’argent, lui pour dépasser toutes les limites et s’encanailler toujours plus loin. Ils ont rompu une bonne quarantaine de fois pour se retrouver à chaque fois. Mais cela a évidemment éreinté les deux amants.

Malgré la maladie de Jeanne, frappée d'hémiplégie, Baudelaire continuera à veiller sur elle. Comment a-t-il vécu cette épreuve ?

Il a continué à l’aider, à régler ses notes d’hôpital, jusqu’à sa propre mort en 1867. Peu de témoignages existent sur la fin de Jeanne Duval, juste des propos de la cantatrice Emma Calvé qui l’avait alors visitée à Paris dans le quartier des Batignolles. Jeanne qui n’aura jamais été la comédienne célèbre qu’elle souhaitait devenir, était alors handicapée, marchant avec des béquilles, vivant dans la misère. Baudelaire a dit qu’elle a été son plus grand amour et elle a dit de même. Chacun, jusqu’à son dernier souffle est resté attaché à l’autre. Les Fleurs du Mal sont toutes empreintes de cette passion terrible...

Baudelaire et Jeanne, l'amour fou de Brigitte Kernel, éditions Écriture, 2021, 300 p.

Comment avez-vous eu l'idée de ce livre ?Je suis une grande admiratrice de Baudelaire ; j’avais en tête les magnifiques poèmes qu’il a écrits, inspirés par Jeanne Duval : « La chevelure », « Le léthé », « Les bijoux », ainsi que le tableau où elle figure, peinte par Manet : « La maîtresse de Baudelaire ». Je connaissais aussi Jeanne par les propos du...

commentaires (2)

"J'ai toujours été étonné qu'on laissât les femmes entrer dans les églises", Ch. Baudelaire. suis étonné par la fascination d'une femme envers celui qui a donné toutes ses lettres de bassesse à la mycogénie crasse.

Shou fi

13 h 17, le 27 juin 2021

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Commentaires (2)

  • "J'ai toujours été étonné qu'on laissât les femmes entrer dans les églises", Ch. Baudelaire. suis étonné par la fascination d'une femme envers celui qui a donné toutes ses lettres de bassesse à la mycogénie crasse.

    Shou fi

    13 h 17, le 27 juin 2021

  • L'amour de Baudelaire pour Jeanne Duval ne pouvait être que fou! Il fallait avoir beaucoup de courage pour prendre une noire comme maîtresse en plein dix-neuvième siècle en France!

    Georges MELKI

    12 h 46, le 29 avril 2021

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