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Culture - Art témoignage

Dire et dessiner « l’impossible inimaginable » dans les geôles syriennes

Un livre (« Tous témoins », Actes Sud, 2021), une exposition et un événement à la Maison de la poésie : c’est en trois étapes que va se révéler cette semaine l’œuvre de l’artiste syrien Najah Albukai, qui fait écho à son emprisonnement dans la cellule 227 à Damas.


Dire et dessiner « l’impossible inimaginable » dans les geôles syriennes

Najah Albukai dessine les horreurs dont il a été le témoin et l’objet dans les prisons syriennes. (c)Najah Albukai

« Les œuvres exposées ici semblent être dessinées sous la décharge électrique des tortures, comme si celui qui gravait à coups de crayon sur la surface de la toile voulait casser l’habitude, écraser le banal et réveiller le bourreau. (...) L’artiste semble vouloir inverser les stries des lames sur la chair des hommes. La toile, le papier, devenant témoin de la peau. D’épiderme en épiderme, l’artiste transmue à la surface du condamné ce que le condamné voit se graver à la surface de sa peau, l’humiliation, la honte, la peur. » Ces mots de Wajdi Mouawad introduisent le propos de l’ouvrage Tous témoins (Actes Sud, 2021) sans chercher à en édulcorer le contenu et la portée. Le livre, qui paraît cette semaine, accompagne les dessins de l’artiste syrien Najah Albukai d’une vingtaine de textes rédigés par différents auteurs, qui prolongent l’indicible que représente l’œuvre de l’ancien détenu dans les geôles syriennes.

Sous la direction éditoriale de Farouk Mardam-Bey, Djaïli Amadou Amal, Santiago Alba Rico, Philippe Claudel, mais aussi Mohammad Berrada, Samar Yazbek et bien d’autres, se réapproprient cette dialectique entre anéantissement et résistance, qui fonde la dynamique profonde des dessins d’Albukai. Certains réagissent directement aux croquis proposés, d’autres évoquent leur relation personnelle avec la Syrie, ou dénoncent une « syrianisation » préoccupante de notre monde globalisé et surinformé. Les mots de Dominique Eddé prolongent la réflexion en superposant différents récits à celui du peintre, notamment celui de Siham, rappelant que « l’exil des populations syriennes aggrave terriblement la condition féminine ». Alaa al-Aswany, dans la lignée de son dernier ouvrage, Le syndrome de la dictature (Actes Sud, 2020), martèle que deux fléaux bouleversent le monde, « l’islamisme et le despotisme », avant de souligner combien il est vital de renforcer une troisième force. « Toutes les forces éprises de liberté et de justice dans le monde devraient apporter leur soutien à cette troisième force. Il en va, aussi, de la démocratie dans leur propre pays », prévient-il. Quant à Wajdi Mouawad, il aborde l’œuvre de l’artiste syrien en le comparant avec le Cambodgien Vann Nath. « Ce qui est désespérant, (…) c’est de constater combien les bourreaux manquent probablement comme jamais d’imagination, comme si toujours la même horreur suffisait à leur immense bêtise, leur intolérable stupidité. »

Najah Albukai : « Les bourreaux ne savent pas qu’un dessinateur a une carte mémoire très développée dans son cerveau, et qu’il peut retranscrire ce que voit l’œil. » Photo DR

« Se protéger, renaître, s’indigner »

Né en Syrie, Najah Albukai obtient son diplôme à l’école des beaux-arts de Damas en 1992, avant de poursuivre son cursus à Rouen en 1996. « J’ai ensuite enseigné dans mon université d’origine à Damas, jusqu’à mon arrestation, en 2014, liée au fait que j’avais participé aux manifestations du printemps arabe. Ma détention a duré onze mois, puis j’ai demandé l’asile politique en France, et j’ai atterri à Paris en décembre 2015, se souvient l’artiste, dont les pratiques créatrices sont multiples. Si j’ai abordé les techniques de la gravure et de la lithographie à Rouen, je me suis plutôt dirigé vers l’acrylique et la peinture sur toile lors de mon retour en Syrie. Je travaillais sur l’iconographie moderne, pas forcément religieuse, dans la lignée de l’art mésopotamien, de l’art pharaonique et de la bande dessinée. Le format de l’icône permet de disperser la composition : je mélangeais plusieurs fragments sur une seule surface visuelle. » Lorsqu’il a pu quitter la Syrie en 2015, l’artiste a passé deux mois au Liban, avant de rejoindre la France, où il a commencé à réaliser des dessins qui illustraient ce qu’il a vécu dans le centre de renseignement 227 à Damas, et dans la prison d’Adra. « J’ai utilisé des stylos à bille, des feutres et des carnets de croquis, puis ce travail a pris beaucoup d’ampleur. Tant que j’étais sur le sol syrien, il m’était impossible de dessiner ce que j’avais vécu, je me serais mis en danger », précise le peintre, qui a poursuivi ce vaste travail de mémoire en France, avec de l’encre de Chine et du lavis, sur des bouts de papier, ou sur d’anciennes affiches.

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Najah Albukai commence alors à présenter son travail dans les établissements scolaires, puis il met en place ses premières expositions, en Vendée, comme à Fontenay-le-Comte, à La Roche-sur-Yon, puis à Paris, où il participe notamment à la Caravane culturelle syrienne. C’est en août 2018 que Libération lui consacre plusieurs pages et publie cinq de ses dessins. « L’artiste graveur Pierre Collin m’a alors proposé de faire un atelier avec des étudiants de l’école des beaux-arts de Lorient, et il a suggéré d’éditer mes dessins sous forme de gravures à l’eau forte. J’ai ainsi pu réaliser une vingtaine de gravures, qui seront exposées à la galerie Fait et cause à partir du 18 mars. Il y en a une de très grand format (175 x 125), qui représente une cellule du centre 227 de Damas. Les autres correspondent au format 40 x 30 ou 50 x 40, elles accompagnent un dessin à la gouache, et plusieurs dessins et croquis plus petits », précise celui qui va présenter une cinquantaine d’œuvres, aux teintes plutôt sombres. « J’ai utilisé du lavis, du brou de noix, on est dans les tons du bleu et du marron. Je travaille sur la mémoire, on voit les visages des prisonniers et leurs corps striés par les cicatrices. J’ai essayé de retranscrire l’éclairage ténu de la prison. Les tyrans cherchent à effacer la mémoire, et l’un des devoirs de l’art, c’est de lutter contre l’amnésie, de résister et de commémorer. On peut citer la série Les astres de la guerre de Goya qui témoigne de la violence des guerres napoléoniennes, ou encore le peintre slovène Zoran Music qui a été déporté à Dachau. Ayant survécu, il n’a pas affronté ses souvenirs dans son art jusqu’à ce que la guerre du Vietnam ait lieu. Convaincu que de telles horreurs n’arriveraient plus, il a été très affecté et a réalisé la série Nous ne sommes pas les derniers, où sont représentées les atrocités qu’il a pu connaître dans les camps de concentration. Les bourreaux ne savent pas qu’un dessinateur a une carte mémoire très développée dans son cerveau, et qu’il peut retranscrire ce que voit l’œil. S’ils en avaient été conscients, ils m’auraient tué, comme tous ces artistes qui sont morts entre leurs mains. Le dessin est un moyen de me défendre et de résister », poursuit Najah Albukai, à qui l’on demande souvent s’il va encore continuer à dessiner autour du thème de la prison. « Le président est toujours en place, et la cause des prisonniers et des disparus est toujours actuelle, je crois que la plupart des artistes syriens vont continuer à traiter ce sujet, qui nous touche profondément, mais quand on est devant un papier, une plaque de cuivre ou une toile, on cherche une structure de travail, une composition, un jeu de lumière, et une distance s’installe. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment l’être humain, même pendant les humiliations les plus terribles, essaye de se protéger, de renaître et de s’indigner. Comment retrouver confiance en soi ? Doit-on cacher cette souffrance pour renaître, ou bien faut-il l’exprimer ? Malgré la honte d’avoir été violé et torturé, devons-nous en parler ? Mais je ne suis pas un mendiant de pitié, et pour l’événement qui aura lieu à la Maison de la poésie, où certains écrivains vont lire les textes qu’ils ont écrits pour l’ouvrage Tous témoins, je ne veux pas que la musique qui les accompagne soit triste », affirme l’artiste graveur, qui travaille actuellement sur une édition de gravures avec l’atelier Monrey de Paris. « J’y évoque plusieurs histoires que m’a racontées un prisonnier politique, incarcéré depuis quarante ans à Mazza, Palmyre, Sidnaya, puis Adra. Cette exposition aura lieu en septembre. J’ai aussi une résidence prévue à Saint-Briac, où je vais faire de la peinture et où je vais essayer de m’éclater ! » annonce Najah Albukai avec un certain entrain. Samedi 20 mars, la Maison de la poésie propose une mise en scène de Wajdi Mouawad autour d’une lecture de certains extraits de l’ouvrage Tous témoins. Les textes seront interprétés par Philippe Claudel, Laurent Gaudé, Jérôme Godeau et Nancy Houston. Najah Albukai, au oud et à la guitare, Nancy Houston, au piano, et Dominique Mahut, aux percussions, accompagneront l’événement et la projection des dessins de l’artiste syrien. Cette soirée sera diffusée sur les comptes YouTube et Facebook de la Maison de la poésie, et sur le site de l’Institut du monde arabe.

«L’un des devoirs de l’art, c’est de lutter contre l’amnésie, de résister et de commémorer », affirme l’artiste syrien Najah Albukai. (c)Najah Albukai

Le directeur du théâtre de la Colline s’immisce dans le discours intérieur du bourreau. « Je parle ta langue et t’explique que je vais te tuer après t’avoir fait ressentir, le plus lentement possible, le passage hideux de la vie à la mort, dans le regret le plus intense. Te tuer serait un échec, mais je veux ta mort. (…) L’horreur se circonscrit à l’intérieur du toujours et même petit cercle. Là et là, ce sont les mêmes corps détruits, les mêmes visages labourés, l’électricité, les sacs, les pendaisons, les viols, les bébés lancés contre le mur, c’est toujours l’impossible inimaginable. » Le dramaturge insiste sur la puissance émotionnelle du trait d’Albukai. « Ses dessins s’avancent vers moi comme une prière, une prière pleine d’ironie, mais ardente dans son désir de justice. On peut prier avec n’importe quoi, il suffit de tourner son cœur vers l’inconsolé. Il suffit de croire qu’il existe en chacun de nous quelque chose d’absolument indestructible. » Wajdi Mouawad présente la création artistique comme le seul recours face à l’innommable, comme dans les dessins d’Albukai, où l’on peut ressentir « combien il n’est toujours pas sorti de la prison, et (…) il n’en sortira probablement jamais sans autre choix que de prolonger jusqu’à l’évasion sa douleur à travers son œuvre ». Le metteur en scène insiste enfin sur la portée mémorielle de la série proposée dans l’ouvrage Tous témoins, ainsi qu’à la galerie Fait et cause, dans le 5e arrondissement à Paris, du 18 mars au 30 avril. « Ces dessins semblent avoir été faits avec la cendre des corps brûlés, la cendre de ceux et de celles que l’on a effacés, par milliers, dans l’enfer des geôles syriennes. Des prières macabres dont une partie sonne comme une injonction. (…) De Phnom Penh à Damas, cicatrices, les œuvres des peintres survivants ont la puissance des révélations. Désormais on voit. On ne peut pas dire que personne ne nous a prévenus. »

« Les œuvres exposées ici semblent être dessinées sous la décharge électrique des tortures, comme si celui qui gravait à coups de crayon sur la surface de la toile voulait casser l’habitude, écraser le banal et réveiller le bourreau. (...) L’artiste semble vouloir inverser les stries des lames sur la chair des hommes. La toile, le papier, devenant témoin de la peau....

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