Rechercher
Rechercher

Idées - Drame du 4 août

La justice libanaise doit se montrer à la hauteur de notre confiance

La justice libanaise doit se montrer à la hauteur de notre confiance

Photo d’illustration : une jeune Libanaise face aux silos dévastés du port de Beyrouth, le 11 août 2020. Archives AFP

Le 4 août 2020 ne s’effacera jamais de ma mémoire. Le destin a voulu que je sorte de mon appartement quinze minutes avant la double explosion. Quinze minutes seulement « pour décevoir le néant », comme le dirait le poète Mahmoud Darwish. Mais ce néant m’a vite rattrapé : j’étais au BIEL et regardais avec terreur l’ampleur du feu qui s’était déclenché. Lorsque à 18h07 l’explosion meurtrière a eu lieu, j’ai senti mon corps projeté, tandis que la poussière asphyxiait toutes les personnes présentes. À peine ai-je eu le temps de reprendre conscience et de commencer à me diriger, parmi les innombrables débris et blessés, vers le domicile de ma famille, juste en face du port, que je reçois un appel de mon frère m’informant que mon père se trouve entre la vie et la mort. Il est resté trente et un jours en unité de soins intensifs avant de succomber à ses blessures à la suite d’une souffrance inouïe. Les images de son enterrement ne me quitteront jamais et nous sommes marqués à vie.

Quelques jours plus tard, je décide de participer à l’une des manifestations organisées par des proches de victimes et y apprends l’existence d’un mouvement organisé déterminé à se battre pour la reconnaissance de nos droits, de nos douleurs et des êtres chers qu’on a perdus. J’ai immédiatement ressenti la nécessité de contacter ce groupe, conscient de la nécessité d’une action collective plutôt qu’individuelle. Dans une société traversée par une multiplicité d’affiliations (nationales, partisanes, religieuses…), j’ai ainsi, peu à peu, découvert une nouvelle identité. Une identité définie autour d’une douleur partagée, et constitutive d’une nouvelle communauté, celle des victimes du massacre de Beyrouth. Très vite, nous nous sommes penchés sur ses suites judiciaires, en exigeant d’être entendus, reconnus, et en nous montrant intransigeants sur notre ultime objectif : une enquête indépendante à même d’honorer la mémoire des victimes sacrifiées sur l’autel de la corruption et de l’impunité généralisées.

Incertitude et angoisse

Hélas, cette enquête nous paraît bien lente : aucune instance officielle ne prend l’initiative de nous contacter, et nos seules informations sont celles délivrées par les médias et leurs « sources anonymes ». L’incertitude et l’angoisse nous hantent. C’est ainsi que nous apprenons, dix jours après le drame, que le dossier a été transféré à un tribunal d’exception, la Cour de justice. La nomination d’un juge d’instruction est pénible et ne se fait qu’après un bras de fer interminable entre la ministre sortante de la Justice, Marie-Claude Najm, et le Conseil supérieur de la magistrature. Le choix a enfin été porté sur le magistrat Fadi Sawan. Nous sommes fermement décidés à agir activement et faire valoir nos droits en refusant d’être traités comme de simples spectateurs. D’abord en assumant nous-mêmes le devoir d’informer certaines victimes des voies judiciaires qui leur sont offertes, en les mettant notamment en contact avec le barreau de Beyrouth. Ensuite, en organisant des manifestations pour exiger d’être entendus par le juge et d’être informés de la procédure comme des suites de l’enquête. Faute d’être accompagnés par les instances gouvernementales et judiciaires, nous obtiendrons la reconnaissance de nos droits par une mobilisation constante.

Certes, le secret de l’instruction est important, mais il doit être mis en balance avec les droits que nous accorde la loi en tant que victimes et parties civiles : droit à assister à l’audition des accusés, droit d’avoir accès au dossier, à présenter des demandes au juge d’instruction. À la suite de notre manifestation devant le Palais de justice, le juge d’instruction accepte de nous recevoir. Nos appels ne sont que partiellement entendus, puisque le 7 novembre 2020, le barreau de Beyrouth tire la sonnette d’alarme. « Le juge d’instruction Fadi Sawan n’a pas répondu aux nombreuses requêtes que lui a présentées le conseil de l’ordre pour le pousser à interroger en tant que suspects et non seulement en tant que témoins les personnalités dont la responsabilité serait engagée (…) Toutes nos études basées sur la doctrine et la jurisprudence révèlent sans la moindre équivoque que le juge d’instruction a le droit de mettre en examen des chefs de gouvernement, des ministres, de hauts fonctionnaires et d’autres personnalités, quel que soit leur rang (…) sans aucune immunité, de quelque nature que ce soit, constitutionnelle, légale ou politique », accuse-t-il dans un communiqué.

De fait, quatre mois après le massacre, plusieurs questions restaient – et demeurent toujours – en suspens. Pour ne citer que les plus importantes : qui sont tous les responsables de l’importation du nitrate d’ammonium ? Pour quelles raisons ce produit a été importé? Dans quelles circonstances ce produit a été entreposé en plein centre d’une agglomération regroupant une population civile? Qu’est-ce qui a déclenché la première explosion ? Qu’en est-il de la demande formulée par le barreau de Beyrouth au secrétaire général de l’ONU de demander aux pays membres de fournir les images satellite du jour de l’explosion?

C’est donc habités par le doute et une sourde colère que nous attendons un début de réponse, un signe de prise en compte de notre souffrance, des réponses à nos craintes. Nous en recevons une le 11 décembre : lorsque le juge Sawan décide, enfin, d’inculper des responsables politiques, et notamment le Premier ministre démissionnaire Hassane Diab et trois anciens ministres, Ghazi Zeaïter (Transports), Ali Hassan Khalil (Finances) et Youssef Fenianos (Transports). Il était par ailleurs assez frappant de constater que notre unité en tant que familles de victimes n’était concurrencée que par celle de la classe politique. Une unité forgée autour de l’impunité de ses membres, s’abritant derrière de prétendues immunités constitutionnelles et se manifestant par une série de communiqués de presse unanimes, au-delà des clivages partisans.

« Seconde explosion »

Le 18 février dernier, nous sommes victimes d’une « seconde explosion » : la chambre criminelle de la Cour de cassation fait droit à la demande de dessaisissement du juge Sawan présentée par les anciens ministres Ali Hassan Khalil et Ghazi Zeaïter pour suspicion légitime. La motivation de la cour est perturbante. Elle reproche tout d’abord au juge d’instruction d’avoir affirmé qu’« il ne reculerait devant aucune immunité ni devant aucune ligne rouge » qui selon elle est une « violation flagrante de la loi et de la Constitution », alors même que le juge avait précisé que l’inculpation était relative à des actes que ces personnes auraient commis n’ayant aucun rapport avec leurs fonctions de parlementaires. La cour se place ensuite sur le terrain du défaut d’objectivité du juge d’instruction qui réside à Achrafieh et qu’elle considère comme étant « une victime directe de l’explosion ». Elle va jusqu’à considérer qu’il a dû être « affecté mentalement », déniant ainsi la portée d’une explosion ayant atteint tous les Libanais, dans leur chair ou dans leur âme, sans exception. Il est évident pour nous que ces raisons sont politiques et dangereuses en ce qu’elles ont pour effet d’entériner l’impunité à l’origine du massacre. Cette décision nous pousse à nous mobiliser le soir même, dans des conditions difficiles, n’hésitant pas à bloquer les rues et à exprimer notre colère et nos revendications pour une nomination rapide d’un nouveau juge d’instruction. La ministre sortante de la Justice nous contacte. Nous réclamons également de nous réunir avec le président du Conseil de la magistrature. Ils s’engagent à la nomination rapide et sans retard d’un nouveau juge d’instruction. Le lendemain, le juge Tarek Bitar est nommé. Nous nous réunissons avec lui, il prend la peine de répondre à nos inquiétudes et nos angoisses. Il demande un délai de deux semaines, le temps d’étudier le dossier avant de poursuivre l’enquête là où elle s’est interrompue, nous lui en accordons trois. Nous exigeons également que le juge soit assisté par deux autres magistrats (qui ont effectivement été nommés par le ministère), prenant acte des besoins qu’avait exprimés le juge Sawan.

Comme nous l’avons affirmé à plusieurs reprises, nous observons le déroulement de l’enquête et notre confiance accordée à certains juges intègres reste conditionnée à la mise en œuvre de mesures concrètes permettant de révéler la vérité et de juger les personnes responsables de la double explosion. Il est clair que la capacité de la justice libanaise à relever ce défi constitue une nécessité non seulement pour la mémoire des victimes de ce massacre, mais également pour la survie du pays. Il est impératif qu’elle se montre digne de notre confiance et que les interférences politiques dans la conduite de l’enquête cessent une fois pour toutes. 

Étudiant en master de droit à l’Université libanaise; membre fondateur de l’association « Commission des familles de victimes »

Le 4 août 2020 ne s’effacera jamais de ma mémoire. Le destin a voulu que je sorte de mon appartement quinze minutes avant la double explosion. Quinze minutes seulement « pour décevoir le néant », comme le dirait le poète Mahmoud Darwish. Mais ce néant m’a vite rattrapé : j’étais au BIEL et regardais avec terreur l’ampleur du feu qui s’était déclenché. Lorsque...

commentaires (3)

Une vraie justice parallèle, puisque c’est très à la mode dans notre pays d’avoir tout en parallèle, doit voir le jour pour juger tous ces juristes, procureurs, juges avocats qui sont au service des vendus. C’est à ce prix qu’on aura une justice, une vraie et un état de droits. Ils puent et se cachent derrière leurs protecteurs. Nous ne pouvons plus de l’hypocrisie et des boas qu’ils essayent de nous faire avaler malgré nous.

Sissi zayyat

16 h 01, le 07 mars 2021

Tous les commentaires

Commentaires (3)

  • Une vraie justice parallèle, puisque c’est très à la mode dans notre pays d’avoir tout en parallèle, doit voir le jour pour juger tous ces juristes, procureurs, juges avocats qui sont au service des vendus. C’est à ce prix qu’on aura une justice, une vraie et un état de droits. Ils puent et se cachent derrière leurs protecteurs. Nous ne pouvons plus de l’hypocrisie et des boas qu’ils essayent de nous faire avaler malgré nous.

    Sissi zayyat

    16 h 01, le 07 mars 2021

  • UN NETTOYAGE INTEGRAL EST PLUS QU,UN BESOIN C,EST UN DEVOIR.

    LA LIBRE EXPRESSION

    11 h 49, le 06 mars 2021

  • qu'on me pardonne mon scepticisme et cynisme conjugués : LA JUSTICE A BESOIN D'HOMMES INTEGRES ! pas besoin d'elaborer plus longtemps !

    Gaby SIOUFI

    11 h 27, le 06 mars 2021

Retour en haut