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Boris Cyrulnik : Notre culture a perdu la boussole

Neuropsychiatre, auteur de nombreux ouvrages à succès, Boris Cyrulnik vient de publier Des âmes et des saisons : psycho-écologie. Face aux immenses défis auxquels est confronté notre monde, il propose une nouvelle direction « vers l’unité de la Terre et du monde vivant ». Il faut l’écouter, il y a urgence.

Boris Cyrulnik : Notre culture a perdu la boussole

Boris Cyrulnik. Photo DR

Le sujet de votre ouvrage, c’est la psycho-écologie, le raisonnement éco-systémique. Cette approche redéfinit-elle ce que nous entendions par psychologie et écologie ?

Jusqu’à présent, la démarche expérimentale réduisait le questionnement à : quelle est la cause qui a produit cet effet ? Dans l’approche éco-systémique, le sujet, l’organisme, est au centre d’une constellation de déterminants, d’une multitude de causes qui s’associent ou s’opposent. Ce qui permet de faire surgir d’autres manières de penser la psychologie. Ce n’est pas moi qui ai inventé cette idée, mais je participe à la développer depuis des années. Cette démarche épistémique convient à beaucoup de praticiens alors que dans le laboratoire, ce qui domine c’est le modèle réductionniste cause-effet. La recherche réductionniste a donné des prix Nobel. Mais en tant que praticiens, médecins, éducateurs ou psychologues, on doit tenir compte d’une multitude de déterminants hétérogènes qui convergent pour conjuguer l’âme et le corps, et le modèle cause-effet ne suffit pas. C’est Bronfenbrenner qui a théorisé le nouveau modèle en décrivant trois enveloppes écologiques qui entourent l’organisme comme des pelures d’oignon : la première niche sensorielle est le ventre des femmes et déjà dans l’utérus, le futur bébé reçoit l’empreinte des émotions de sa mère ; son stress peut même bloquer son développement. Mais la résilience est facile à déclencher dès qu’on sécurise la mère. La deuxième niche comprend le corps de la mère – ses bras, ses yeux, son odeur – la présence du père et le foyer. La troisième, c’est le monde des mots, la musique des mots tout d’abord, puis le langage et les récits. La psycho-écologie, c’est donc penser les individus dans leur environnement dès la conception et même avant puisque les conditions de vie des deux parents vont influer sur le fœtus.

L’autre axe que vous développez dans votre ouvrage, c’est la prise de conscience que l’homme n’est pas au-dessus de la nature mais dans la nature. Est-ce un changement de focale récent, est-ce la pandémie qui provoque cela ?

C’est effectivement un changement radical auquel nous assistons. Sous l’impulsion de Descartes, on séparait le corps – fait de substances matérielles et qui pouvait être l’objet de l’approche expérimentale – et l’âme donnée par Dieu, sans étendue et sans substance, au-dessus des contingences matérielles et donc non observable et non accessible à la science. On sait maintenant que notre cerveau organise notre image du monde, image qui représente pour nous la réalité, alors que nous ne voyons pas tous le même monde. On raisonne donc de façon éco-systémique, c’est-à-dire qu’on intègre l’homme dans la nature, on le voit comme un segment de la nature ; et on comprend que les animaux ont des choses à nous apprendre sur notre humanité. Ce sont des êtres sensibles dont le monde mental est différent du nôtre mais qui peuvent nous poser des questions profondément humaines, en particulier pour ce qui a trait à la question du lien. On sait par exemple que nous, mammifères, notre cerveau s’altère et s’atrophie quand nous ne sommes pas en lien. Harlow et beaucoup d’éthologues ont montré que sans autres, notre cerveau dysfonctionne. Privés d’altérité, on n’accède pas à la parole, on ne développe que des comportements autocentrés, on devient un monstre.

Notre culture, dites-vous, a perdu la boussole, nous naviguons à vue, bousculés par les événements. Il nous faut donc reprendre un cap. Comment en est-on arrivés là ?

C’est toute l’organisation de mon livre qui en arrive à cette conclusion. Il y a 300 000 ans, M. et Mme Sapiens vivaient dans des groupes de trente personnes. Une sorte d’enveloppe sensorielle naturelle était proposée par le milieu naturel. La chasse et la cueillette caractérisaient les modes de vie dans un groupe humain où chacun connaissait tous les autres et où faire des lois n’était pas nécessaire. Dès l’instant où on a inventé la civilisation, on a changé de modèle. La maîtrise de la nature a été considérée comme une victoire et l’usage de la violence avait une valeur adaptative. Toutes les religions ont souhaité cette maîtrise de la nature et la violence virile a été valorisée par toutes les cultures. C’est elle qui a permis de construire des frontières, d’imposer une langue, de domestiquer les animaux, de dominer la nature mais aussi de dominer les femmes, les enfants et les plus faibles. La domination a fabriqué la culture. C’était une manière douloureuse de vivre, manière qui aboutit aujourd’hui à dominer la nature au point de la détruire, à dominer les femmes jusqu’à les entraver, à dominer les enfants jusqu’à les empêcher de vivre. Cette manière de vivre qui a fait nos victoires fait aujourd’hui notre malheur. Le virus nous invite à chercher une autre manière de vivre ensemble. Des débats essentiels sont à venir, philosophiques, anthropologiques, scientifiques et religieux et j’espère qu’ils seront passionnants mais non passionnés, parce que la passion empêche la raison. Il nous faut absolument réinventer une autre manière de vivre où la violence ne soit plus le modèle dominant.

Vous dites que ce qui nous arrive est non une crise mais une catastrophe…

La notion de crise nous vient de la médecine. Par exemple quand on parle d’une crise d’épilepsie. Quand la crise est passée, le malade reprend le cours de sa vie d’avant. Catastrophe, étymologiquement, fait référence à une rupture et un virage. Après une catastrophe, les choses ne peuvent plus être comme avant, il faut prendre un virage si l’on veut continuer à vivre. Les catastrophes sont un contexte qui favorise les comportements résilients.

Puisque vous y faites référence, il serait temps de redéfinir cette notion de résilience qui paraît très galvaudée.

Moi je trouve qu’au contraire, elle est utilisée à bon escient le plus souvent. La plus belle définition de la résilience nous est donnée par les agriculteurs. On dit d’un sol qu’il est résilient quand après une inondation ou un incendie, la vie reprend sur un sol qui a beaucoup souffert. Mais la vie qui reprend n’est pas la même que celle d’avant. Je pense par exemple au Cap Sicié à côté de Toulon qui a été dévasté par un énorme incendie en 1974. Pendant trois ans le sol était noir et la végétation carbonisée. Puis on a vu réapparaître des chênes qui ne poussaient pas avant parce que la forêt était trop dense. On y a vu des rongeurs, des aigles. Des fleurs aussi se sont mises à y pousser. Être résilient c’est être capable de prendre le virage, d’avoir une nouvelle évolution ; et c’est ce que nos sociétés doivent faire aujourd’hui : réinventer les modes de consommation, les mœurs, les lois et même les arts. Dans l’histoire humaine, il y a eu plusieurs catastrophes. À cinq reprises, la faune et la flore ont complètement changé et l’espèce humaine a failli disparaître. Après une catastrophe, il faut changer si on veut survivre.

L’autre thématique qui accompagne votre réflexion tout au long du livre concerne les rapports entre les hommes et les femmes qui voient leurs rôles chamboulés par une nouvelle donne. Quelle est cette nouvelle donne ?

Tout au long des siècles de notre civilisation, la violence des hommes a été valorisée parce qu’il fallait tuer pour ne pas mourir : tuer des animaux pour ne pas mourir de faim, mais aussi faire la guerre pour avoir accès à des territoires, des richesses nécessaires à la survie et au développement des civilisations. La violence procédait donc d’une stratégie adaptative, elle était créative et donc nécessaire. Mais aujourd’hui, la violence n’est plus nécessaire et quand elle se déploie, elle n’est plus que destructive. Les statuts sociaux doivent être redéfinis dans un environnement où la violence virile des hommes n’a plus de raison d’être, où les rôles sexués doivent forcément changer.

La pandémie est le symptôme de la catastrophe dont vous parlez. Est-ce cela qui vous a donné envie d’écrire ce livre ?

Je réfléchis de cette manière depuis que je suis jeune diplômé. Dès 1971-72, j’enseignais l’éthologie, les raisonnements interactifs, je me servais déjà des modèles animaux pour comprendre les comportements humains. Je prévoyais cette pandémie depuis les années 1970 et je ne suis pas le seul. Cette pandémie est un phénomène de civilisation. C’est la civilisation qui produit les virus. On est victime de nos victoires et là, on n’a plus le choix, il faut affronter, changer de culture. Sinon, dans deux ans, on aura un nouveau virus. C’est un défi immense. Il faut redéfinir notre rapport à la nature, les rapports humains, changer nos concepts éducatifs. J’aime beaucoup le Japon où j’ai beaucoup travaillé. Mais le « sprint culturel » que pratique le système scolaire est devenu une nouvelle forme de maltraitance. Quelques enfants tiennent le coup, beaucoup se cassent. Il y a des suicides, des pathologies graves, des dépressions. La violence, on la retrouve dans cette concurrence exacerbée qui tient lieu de philosophie éducative.

Le confinement et la distanciation physique qui ont été imposés depuis un an maintenant constituent des agressions psychiques. Pensez-vous que leurs conséquences seront durables ?

Oui, on peut affirmer que le confinement est une agression neurologique et psychique. L’éthologie animale nous le prouve et la neuro-imagerie nous le montre : le cerveau d’un mammifère s’atrophie s’il est privé d’altérité. Quand on est petit, la résilience neuronale est facile à déclencher. Mais plus on est vieux, plus c’est compliqué. On a vu ça dans les EHPAD où les personnes âgées qui souffraient de carences affectives se sont laissées mourir. L’autre catégorie qui me préoccupe, ce sont les adolescents parce qu’ils vivent ces restrictions à un moment charnière où il y a surgissement du désir sexuel et besoin d’indépendance. Ils ne peuvent pas développer de stratégies adaptatives pour traverser cette période cruciale et prendre leur trajectoire. Pour eux, il faudra agir en urgence pour réparer ce qui a été abîmé, inventer par exemple de nouvelles manières d’enseigner pour qu’ils puissent reprendre leur développement.

Propos recueillis par Georgia Makhlouf

Des âmes et des saisons : psycho-écologie de Boris Cyrulnik, Odile Jacob, 2021, 304 p.

Le sujet de votre ouvrage, c’est la psycho-écologie, le raisonnement éco-systémique. Cette approche redéfinit-elle ce que nous entendions par psychologie et écologie ? Jusqu’à présent, la démarche expérimentale réduisait le questionnement à : quelle est la cause qui a produit cet effet ? Dans l’approche éco-systémique, le sujet, l’organisme, est au centre d’une...

commentaires (1)

Il faut lire ""Des âmes et des saisons"". Boris Cyrulnik, et sa blessure béante mais pas revanchard ni haineux. Il n’a pas pardonné ce qui lui est arrivé. Boris avec sa voix chaude a de la sympathie pour en revendre. Nous avons (lui et moi) le même timbre de voix, le même gabarit physique et nous pesons de presque une centaine de kg d’amitié et de tendresse, et cela suffit pour lui dire mon admiration. Je conseille aux candidats à une vie amoureuse, ou commune, sous toutes ses formes, de lire le chapitre : ""L’amour est une révolution, l’attachement est un lien"", p.106. Là Boris n’a pas tout à fait tort, mais qui vaincra à la fin ? Car entre ""Tu peux épouser celle-là, mais pas celle-ci"", dans un pays où chacun n’épouse pas n’importe qui, et l’usure du temps, et comme dit mon maître Guitry, expert hors pair dans ce domaine : ""Au début on se veut et son s’enlace ; puis on s’en lasse et on s’en veut"". Se conformer au moule social ou bien tenir jusqu’au bout ses premières promesses. Et voici la catastrophe du confinement par temps de Covid n’arrange pas la paix des ménage et met très à mal le sentiment amoureux. Mais Mr. Cyrulnick, tout le monde n’est pas Napoléon et d’épouser la fille de l’empereur d’Autriche et pour faire la paix.

L'ARCHIPEL LIBANAIS

15 h 48, le 07 mars 2021

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  • Il faut lire ""Des âmes et des saisons"". Boris Cyrulnik, et sa blessure béante mais pas revanchard ni haineux. Il n’a pas pardonné ce qui lui est arrivé. Boris avec sa voix chaude a de la sympathie pour en revendre. Nous avons (lui et moi) le même timbre de voix, le même gabarit physique et nous pesons de presque une centaine de kg d’amitié et de tendresse, et cela suffit pour lui dire mon admiration. Je conseille aux candidats à une vie amoureuse, ou commune, sous toutes ses formes, de lire le chapitre : ""L’amour est une révolution, l’attachement est un lien"", p.106. Là Boris n’a pas tout à fait tort, mais qui vaincra à la fin ? Car entre ""Tu peux épouser celle-là, mais pas celle-ci"", dans un pays où chacun n’épouse pas n’importe qui, et l’usure du temps, et comme dit mon maître Guitry, expert hors pair dans ce domaine : ""Au début on se veut et son s’enlace ; puis on s’en lasse et on s’en veut"". Se conformer au moule social ou bien tenir jusqu’au bout ses premières promesses. Et voici la catastrophe du confinement par temps de Covid n’arrange pas la paix des ménage et met très à mal le sentiment amoureux. Mais Mr. Cyrulnick, tout le monde n’est pas Napoléon et d’épouser la fille de l’empereur d’Autriche et pour faire la paix.

    L'ARCHIPEL LIBANAIS

    15 h 48, le 07 mars 2021

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