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Centenaire Grand Liban : lecture politique

Le Grand Liban et la petite Syrie

Le Grand Liban et la petite Syrie

En 1936, manifestation à Tripoli pour le « rattachement » à la Syrie. (« Liban, le siècle en images », éditions Dar an-Nahar)

Le 12 mai 2006, plusieurs centaines d’intellectuels syriens et libanais ont publié une déclaration en dix points, dite « Beyrouth-Damas / Damas-Beyrouth », dans laquelle, constatant la détérioration des relations entre leurs deux pays, ils appellent pour l’essentiel à ce qu’elles soient refondées sur deux principes : la reconnaissance sans ambiguïté par la Syrie de l’indépendance et de la souveraineté du Liban, et la non-ingérence réciproque dans leurs affaires intérieures. Plusieurs signataires syriens ont aussitôt été poursuivis par les services de renseignements, et certains condamnés à de lourdes peines de prison, d’autres privés de leur emploi.

Au-delà du contexte particulièrement tendu après l’assassinat de Rafic Hariri, cette déclaration cherchait à dissiper les malentendus qui avaient entaché les rapports syro-libanais depuis la proclamation du Grand Liban le 1er septembre 1920. Malentendus qui avaient survécu au mandat français : des nationalistes syriens panarabes continuaient en effet à considérer la création de cet État comme une amputation, alors que beaucoup de Libanais se réfugiaient pour la justifier dans une vision mythique de leur histoire.

Or la « Grande Syrie », ou la « Syrie géographique », ou la « Syrie intégrale», à laquelle se réfèrent les premiers n’a jamais existé en tant qu’entité politique indépendante. Le territoire ainsi nommé et qui s’étend du Taurus au Sinaï a été conquis par les Ottomans en 1516 et, jusqu’à 1918, ses différentes provinces, aux frontières mouvantes, étaient administrées par des gouverneurs qui dépendaient directement d’Istanbul. En 1914, au début de la Grande Guerre, il existait bien une wilayet de Syrie, mais elle ne comprenait que les sandjaks de Damas, Hama, Hauran et Karak (l’actuelle Jordanie). Le reste se partageait entre deux wilayets, Beyrouth et Alep, et trois moutassarrifiya, Deir ez-Zor, Jérusalem et le Mont-Liban.

Soutien de députés syriens à l’indépendance du Liban

Depuis la fin du XIXe siècle, à la faveur de la montée des mouvements nationaux au sein de l’empire, l’idée d’une « patrie syrienne » regroupant toutes ces provinces faisait cependant son chemin parmi les élites politiques et intellectuelles, tant musulmanes que chrétiennes. Dans la foulée, après la défaite ottomane, un royaume arabe de Syrie a été proclamé à Damas, le 8 mars 1920, par un congrès national où étaient représentés tous les districts de la « Syrie intégrale ». Sa création répondait sans doute au désir d’une majorité de la population, mais il ne contrôlait en fait que la zone est des « territoires ennemis occupés », les deux autres étant passées sous la coupe de la Grande-Bretagne et de la France. Celle-ci ne tardera pas à le détruire, quatre mois seulement après sa naissance, et la frustration de ses nombreux partisans sera à la mesure de leur rêve fracassé.

Cela d’autant plus que la puissance mandataire, en créant le Grand Liban, ne s’est pas contentée d’y intégrer des localités historiquement tournées vers l’intérieur, comme Tripoli ou la plaine de la Békaa, mais s’est plu aussi à diviser la petite Syrie qui lui avait été dévolue en trois, puis quatre États, dont deux selon un critère confessionnel. L’opposition à ce charcutage n’était pas moins forte au Liban qu’en Syrie, et il a fallu attendre au moins quinze ans, chargés de crises politiques, d’aménagements constitutionnels et d’âpres débats, pour que l’existence du Grand Liban commence à être entérinée par ses habitants musulmans. Leur changement d’attitude, d’abord tacite puis de plus en plus affirmé, n’a pas peu contribué à convaincre le mouvement national en Syrie d’accepter le fait accompli.

Le traité franco-syrien, signé en 1936, a constitué un premier pas dans ce sens, et cela dans la mesure où il supposait la pérennité, séparément du Liban, d’une république syrienne unifiée et promise bientôt à l’indépendance. Les efforts déployés par la suite au Liban en vue d’un compromis islamo-chrétien, et qui se sont conclus par le pacte national, étaient suivis en Syrie avec attention et généralement avec sympathie.

Plus encore, en novembre 1943, lors de l’ultime combat pour l’indépendance du Liban, des députés syriens ont fortement marqué leur solidarité tout en reprochant à leur gouvernement d’être très complaisant avec les Français comparativement à son homologue libanais. L’un d’eux est même allé jusqu’à proposer que la Syrie cède au Liban d’autres cazas s’il en avait besoin pour tenir bon contre vents et marées.

Des politiques divergentes

Libérées de la tutelle française, les deux jeunes républiques étaient censées nouer entre elles des relations étroites sur tous les plans, comme le leur dictaient l’histoire et la géographie, ainsi que leur patrimoine culturel commun et l’interpénétration de leurs populations. Elles ont toutefois suivi des politiques divergentes, à l’intérieur et à l’extérieur, qui ont suscité des crises de confiance successives tout au long des années 1950.

L’absence de relations diplomatiques entre les deux pays entretenait l’illusion de leurs liens fraternels, qui ne sauraient s’encombrer des protocoles en usage entre États, mais aussi le soupçon, chez les chrétiens libanais, notamment maronites, du refus de la Syrie de reconnaître la souveraineté du Liban.

De telles relations allaient s’établir par la force des choses pendant l’union syro-égyptienne (1958-1961), la République arabe unie ayant une ambassade à Beyrouth, mais lorsqu’un Premier ministre syrien, en 1962, après la rupture de l’union, a proposé au gouvernement libanais de les poursuivre, il n’a pas reçu de réponse. Et les juntes militaires baassistes au pouvoir en Syrie depuis 1963 n’étaient certainement pas les plus disposées, avec leur verbiage panarabe, à clarifier la situation.

Une lourde tutelle

Nul besoin de s’étendre sur ce qui s’est passé durant les cinquante dernières années, et plus précisément depuis 1975. Les interventions sanglantes de l’armée syrienne, avec l’aval de telle ou telle communauté libanaise, la gestion machiavélique par Hafez et Bachar el-Assad des dissensions entre elles et au sein de chacune d’elles, leur lourde tutelle pendant quinze ans, la subordination du Liban et le blocage de ses institutions par l’intermédiaire du Hezbollah, de même que l’engagement militaire de ce dernier en Syrie, sont gravés dans toutes les mémoires.

Le fallacieux slogan « Un seul peuple dans deux pays », loin de rapprocher les peuples syrien et libanais, les niait dans les faits tous les deux. Aujourd’hui, dans leur désastre commun, il est plus que jamais évident, ainsi que l’affirmait le très regretté Samir Kassir, que la souveraineté du Liban dépend de la démocratie en Syrie. Et inversement.

Farouk MARDAM-BEY

Éditeur, directeur de la collection

Sindpad chez Actes Sud

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