Critiques littéraires Roman

Double vie pour un Goncourt

Double vie pour un Goncourt

© Joel Saget/AFP

L’Anomalie d’Hervé le Tellier, Gallimard, 2020, 336 p.

En ordre dispersé et à un train d’enfer, sur onze chapitres, le lecteur fait connaissance avec autant de personnages différents que rien a priori ne relie, localisés qu’ils sont en France, en Angleterre, aux États-Unis, voire en Afrique. Un tueur à gages, une petite fille avec sa grenouille Betty, un chanteur nigérien homosexuel qui draine les foules, un auteur sans succès de librairie qui laisse un roman posthume, L’Anomalie, lui aussi dans une sorte de mise en abyme approximative… La technique narrative choisie ressemble fort à l’art du feuilleton où l’histoire est interrompue souvent par une visite des agents fédéraux quand elle atteint un paroxysme quitte, bien sûr, à ce qu’elle soit reprise plus tard. Les choses s’avèreront pourtant bien plus compliquées…

Ainsi démarre L’Anomalie d’Hervé le Tellier qui en est à son huitième roman publié chez Gallimard, choisi par visioconférence et sans le fameux déjeuner bien sûr, pour recevoir, à une majorité confortable, le prix Goncourt de cette année.

Il faut souligner d’abord le foisonnement du récit en références, en objets signifiants, en citations de tout horizon reflétant le besoin du romancier tout comme de son alter-ego dans le récit de s’appuyer sur les réflexions des autres, et surtout riche en pièces détachées, un lego qui se compose et se décompose presque à l’infini. D’ailleurs l’auteur affiche à plusieurs reprises son penchant ludique, son désir de faire de toute cette construction élaborée avec des dizaines de personnages choisis dans les rangs du Federal Bureau of Investigations, dans le monde de la téléréalité ou dans l’intimité des couples qui se font et se défont, faire de cette intrigue policière et de cette farce philosophico-religieuse un immense non-sens planétaire si ce n’est cosmique.

Ce feu d’artifice parti dans tous les sens finira par se retrouver dans un destin commun à tous les personnages. C’est que dans les premiers chapitres d’exposition et dans la multitude des péripéties, un leitmotiv revient et dont il fallait deviner l’importance dramatique pour la suite de l’histoire : la traversée de l’Atlantique en avion et la tempête qui surgit presque à tous les vols. Le point de ralliement sera donc la présence de tous les personnages évoqués, avec quelques deux-cent-vingt autres, dans le vol 006 d’Air France qui est sorti spontanément par miracle d’une tempête inouïe par sa violence. Pourtant la nouvelle vie promise aux passagers ne sera pas ce qu’on pouvait attendre.

Brusquement et sans alerte, le roman tourne à la science-fiction même si les événements ne sont datés que dans un futur proche (2021). Le narrateur se dépasse dans l’effet de surprise : une centaine de jours après l’arrivée du vol en provenance d’Europe, un autre avion, plutôt le même avion, ce qui est régulier mais avec à son bord les mêmes passagers et le même équipage, tout à fait les mêmes, surgit de nulle part et est détourné par les autorités sur une base militaire à côté de New York, après avoir traversé la même tempête. Vous êtes censés comprendre le phénomène sans pour autant lui trouver une explication puisque la deuxième partie du roman est consacrée à essayer de confirmer comment la duplication exacte de ces êtres humains a pu avoir lieu. L’explicatif prend le relais du narratif, provoquant une chute du rythme originel du roman. Tous les services de renseignement sont mobilisés, on cherche dans le développement du numérique qui pourrait arriver un jour à réaliser cette duplication parfaite, on convoque une réunion des représentants de toutes les religions et autres sectes à la Maison Blanche en présence du président des États-Unis qui suit cette affaire étrange de près avec des interventions sans aucune pertinence. Des questions insolubles sont posées : sommes-nous la duplication d’autres nous et en est-il de même de tout notre monde ? Et s’il en est ainsi rien ne change sauf la présence si troublante de ces doubles en face-à-face ? Serait-ce une œuvre de Satan (thèse qui séduit un illuminé le poussant à assassiner deux sœurs – ou la même jeune fille en double – qui sortaient d’un débat public) ? La Chine aurait-elle à faire dans cette incroyable histoire parce que le romancier ne peut pas résister à l’idée que le phénomène s’est aussi produit en Extrême-Orient ?

Bientôt ça tourne au cocasse et les situations les plus bizarres se succèdent : deux mères pour une fille unique, un auteur allégé de son prédécesseur qui a commis le suicide en se jetant dans le vide pour des raisons insondées, le tueur à gages est confronté à son double, lui-même, bien sûr, tueur à gages aussi et il en résulte un nouveau crime presque parfait, les doubles vérifient ce qui leur est arrivé durant les trois mois qui séparent leur nouvelle apparition de leur vie antérieure. Le lecteur n’est pas au bout de ses surprises et les rebondissements se poursuivent jusqu’à la dilution du texte à la manière de « La colombe poignardée et le jet d’eau » de Guillaume Apollinaire mais sans texte compréhensible. Déconstruction du monde et déréliction du langage.

L’Anomalie de Le Tellier est un fourre-tout de plus de 250 pages où tous les genres sont sollicités et toutes les formes narratives pratiquées, écrit d’une manière magistrale.

L’Anomalie d’Hervé le Tellier, Gallimard, 2020, 336 p.En ordre dispersé et à un train d’enfer, sur onze chapitres, le lecteur fait connaissance avec autant de personnages différents que rien a priori ne relie, localisés qu’ils sont en France, en Angleterre, aux États-Unis, voire en Afrique. Un tueur à gages, une petite fille avec sa grenouille Betty, un chanteur nigérien...

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