Entretiens entretien

Daniel Picouly, les lycéens et la littérature

Daniel Picouly, les lycéens et la littérature

D.R.

Dans le nouveau roman de Daniel Picouly, Longtemps je me suis couché de bonheur, le talent de conteur et la verve poétique de l’écrivain sont une fois de plus au rendez-vous, avec le récit émouvant d’un adolescent qui découvre la littérature et le pouvoir dévorant qu’elle exerce sur sa réalité, sublimée, dramatisée ou enchantée, par le rêve et par les mots.

« Longtemps je me suis couché à plusieurs. Chez nous on est au moins deux par lit. Pas étonnant, ma mère a eu treize enfants. » Si le héros du livre commence sa rédaction de collégien par ces termes, c’est pour rendre hommage à un des auteurs préférés de son professeur de français. « Il parle le Proust couramment et j’espère que mon petit clin d’œil au début de La Recherche du temps perdu aura une saine influence sur ma note », explique l’adolescent, qui habite tout près d’Orly, à la cité Million, dans les années soixante. Dans le sillage de son enseignant, M. Taquin, qui parvient à rendre la littérature vivante en mimant les morts des personnages littéraires sur l’estrade de sa classe, le jeune homme perçoit son environnement au prisme du cadre de référence proustien : les concierges de l’immeuble sont les Verdurin, la jeune fille dont il est amoureux est Albertine... « C’est incroyable le nombre de personnages de La Recherche qui se promènent en liberté dans mon HLM. Il y a la duchesse de Guermantes qui bat ses tapis à la fenêtre, un Swann abonné à La Vie du rail, une Odette infirmière à domicile, une véritable tribu de Cambremer près de l’école maternelle. »

L’environnement du protagoniste se colore de littérature et de rêve, et le style vif et imagé de l’auteur épouse avec justesse les émotions foisonnantes et confuses d’un être en construction, qui cherche des clés de lecture de sa réalité auprès de ses professeurs, de sa famille, de ses amis et des personnages de romans. L’histoire se déroule sur vingt-quatre heures, et les rebondissements sont multiples pour cette classe de 3e B insolite, qui a été « emproustée par Taquin ». À travers le portrait attachant d’un adolescent rêveur et idéaliste, l’élan picaresque et fantaisiste de la narration accompagne le cheminement d’un jeune homme qui se sent appelé par l’écriture d’une manière irrépressible et jubilatoire. « Mon écriture illisible remplace le minuscule cadenas de mes petites sœurs sur leur journal intime. J’ai fabriqué des hiéroglyphes amoureux dont je suis le seul à avoir la clé. »

Alors qu’un enseignant français vient d’être décapité devant son lieu de travail, et que l’école libanaise peine à se remettre en marche, cette lecture résonne avec d’autant plus de pertinence, rappelant l’empreinte indélébile que laissent certains enseignants dans nos existences.

Comment est né ce nouveau roman, où vos lecteurs retrouvent avec plaisir des motifs qui vous sont familiers, et une approche tonale originale ?

Ce roman est né des différentes rencontres que j’ai faites avec des lycéens dans toute la France, lorsque j’ai été sélectionné pour le prix Goncourt des lycéens. Je me suis retrouvé au contact de jeunes gens qui lisent la littérature d’aujourd’hui et qui m’ont semblé passionnés. J’ai retrouvé une espèce de fougue adolescente que j’avais peut-être oubliée et qui m’est revenue en les voyant échanger avec enthousiasme sur des œuvres littéraires. Je me suis souvenu que lorsque j’avais quinze ans, j’ai vécu cette passion de manière très forte avec mes copains de classe, autour de Proust, de Dostoïevski et bien d’autres. Cela m’a donné envie de retourner vers cette période et de m’interroger : Est-ce que le gamin de quinze ans que tu étais serait content de l’écrivain que tu es devenu ? Accepterait-il d’aller boire un verre avec toi ? C’est autour de ces questions que j’ai écrit ce livre plein d’optimisme et d’humour, tout en rendant compte de cette époque et des passions adolescentes.

Il s’agit bien d’un roman dans lequel on peut trouver des éléments autobiographiques repérables, du rêve identifié et de la fiction plus ou moins établie. La vraie question est de savoir s’il fonctionne, si vous y adhérez, si dans le contrat de lecture qu’il y a entre vous et le lecteur, le mot roman suffit à considérer que vous n’avez été ni trompé, ni induit en erreur par l’appellation.

Votre titre inscrit le roman dans une lignée proustienne et ses textes sont au cœur du fil narratif. Étiez-vous à l’âge du héros un passionné de Proust ?

J’étais un passionné de ce que Proust m’offrait, en tant qu’adolescent. Une approche classique de Proust le situe dans le milieu intellectuel de Saint-Germain-des-Prés, dans le Paris à la fois snob et cultivé de son époque. Ce n’est pas du tout ce qui m’a intéressé à quinze ans ; ce que j’ai aimé, c’est la liberté que l’auteur me donnait. L’écrivain est en rupture avec toutes les manières d’écrire avant lui, il nous incite à nous écouter pour écrire : Tu veux faire des phrases longues dont on ne trouve pas les virgules et les points ? Tu veux compresser le temps, écrire la vie de quelqu’un en trois lignes et consacrer quarante pages à une sensation ? Tu veux faire d’un homme une femme, ou de deux femmes un homme ? Fais-le !

À quinze ans, j’avais besoin de cette liberté que je sentais chez Proust, moi qui étais travaillé par l’écriture, et qui ne savais pas que je voulais devenir écrivain. J’ai senti qu’il m’invitait à écrire comme je le sentais, et c’est une des plus grandes libertés que l’on puisse recevoir ; c’est en même temps une des plus grandes malédictions, parce qu’il faudra faire avec ce que l’on est, sans chercher à imiter les autres. C’était une belle leçon et elle fut définitive.

Comment parvenez-vous à restituer la complexité de la lecture du réel par le héros ?

Cette réalité, c’est la mienne, j’ai une réalité rêveuse et elle fabrique de la matière romanesque en temps réel. C’est le cas de beaucoup de gens, sans qu’on l’ait forcément objectivé : on se raconte des histoires, on rêve, on se projette. Ce sont des petits contes personnels qui n’ont aucune conséquence et c’est ce qui nous reste de l’enfance, quand on imaginait des jeux par exemple. Cela avait beaucoup de concrétude, ça existait très fort. Ce sentiment très pressant de pouvoir maîtriser le temps ou la mort appartient aux enfants, ils ont une pensée magique, et je crois que je l’ai gardée, même si elle est tempérée par l’âge et l’expérience. Et c’est le propre des écrivains d’avoir gardé cette magie de croire très fort à ce qu’ils écrivent. Dans ce roman, mes parents sont en arrière-plan, mais ils sont bien présents et j’aime les faire revivre, passer un moment avec eux. Ils sont réellement là, je les vois devant la voiture, prêts à se mettre en route, ma mère me dit ce qu’elle a laissé dans le frigo pour moi…

Vous êtes-vous inspiré de votre expérience personnelle dans le lien très porteur que le héros entretient avec ses enseignants ?

Oui bien sûr, et j’ai choisi des noms issus de La Recherche car, comme Proust, j’ai mêlé différents professeurs pour en faire un. Nos enseignants étaient une projection de ce que nous allions être. Pour les enfants de cité que nous étions, ils représentaient quelque chose de noble, de respectable et de très enviable. Et en même temps, au fur et à mesure qu’on les connaissait, on les voyait accéder aux petitesses de la jalousie, de l’envie, c’est-à-dire qu’ils étaient formidablement humains : ils avaient leurs grandeurs et leurs faiblesses. Ils nous ont fait gagner beaucoup de temps en psychologie, pour savoir ce qu’est un adulte...

Votre texte est-il un plaidoyer pour la poésie de l’adolescence ?

On est dans une époque où tout ce qui est destructif a meilleur presse que ce qui est de l’ordre de la tendresse. Et c’est plus facile de rendre compte de la violence, que de la poésie de l’adolescence et de ses rêves, qui n’ont pas disparu pour autant aujourd’hui.

Je suis allé retrouver cette perception rêveuse de l’adolescence, que je trouvais parfaitement en accord avec ce que je croyais, parce qu’il faut avoir la crainte de l’avoir perdue. Les romans sont peut-être le meilleur endroit pour l’exprimer, et j’aimerais être à la hauteur de cet adolescent qui avait beaucoup de talent. Je pouvais être amoureux sur de mauvaises bases et ressentir cet élan extraordinaire, puis constater que c’était impossible. C’est formidable cette façon féconde qu’a un adolescent de se tromper !

Cinquante ans me séparent du garçon de quinze ans que j’étais, et j’essaie de mettre mon expérience au service de la naïveté de l’apprentissage de ce jeune homme. Je la restitue avec la technique et les connaissances que j’ai aujourd’hui, avec plus de subtilité qu’il ne l’aurait fait lui-même à l’époque. C’est le principe même du romanesque : les outils d’aujourd’hui pour dire les réflexions d’hier.

L’intrigue romanesque se déroule en vingt-quatre heures. Est-ce un moyen d’illustrer l’extrême densité intérieure des personnages ?

Oui, et c’est lié au foisonnement ordinaire d’un enfant et parfois d’un adulte : une journée peut être emplie de souvenirs et de projets. Raconter une histoire qui se passe en vingt-quatre heures, c’est aussi convoquer le passé, le futur, le rêve. Le grand ennemi de l’analyse littéraire est la démarche linéaire, ou l’écriture linéaire qui suit le mouvement, sans s’autoriser toutes ces ellipses et toutes ces digressions que nos journées fabriquent et qui sont l’ordinaire de la pensée. On est fabriqués d’une quantité phénoménale de particules en mouvement et on doit rendre compte de tout cela par l’écriture, dans une fausse linéarité.

D’autant plus que la mémoire est très trompeuse, elle est maligne, elle se gonfle un peu les plumes, parfois elle se déprécie. La mémoire contracte le temps, ou elle le distend, et j’essaie de rendre cette façon qu’a la mémoire d’être un gaz à la fois compressible et extensible. Cette vision presque physique du temps, j’essaie de la projeter dans ce que j’écris, dans une linéarité qui vous rend disponible à toutes les digressions. Lorsque je me lance dans un roman, je sais toujours comment il commence et comment il finit, et entre ces deux bornes se trouve un arc qui est la tension romanesque, avec un itinéraire tout à fait imprévisible et hasardeux, mais qui avance.

Dans l’écriture « difficile à déchiffrer (...), derrière des doubles consonnes siamoises ou des s à scoliose », le jeune adolescent cherche-t-il une langue secrète qui serait une quête inconsciente de son style littéraire ?

Aujourd’hui je fais des dédicaces qui sont qualifiées de calligraphiques et qui intriguent mes lecteurs, à qui je réponds que j’ai commencé à soigner mon écriture pour cacher mes fautes d’orthographe. Cette esthétique de dissimulation est devenue une véritable esthétique pour le personnage qui perçoit ses erreurs comme une très mauvaise réflexion de ce qu’il veut exprimer. Plus on avance dans le temps de l’écriture, et plus le style est là pour restituer la subtilité de ce qu’on a à dire, indépendamment des fautes d’orthographe et de la graphie.

Le lien entre style et graphie est pertinent, la graphie du jeune homme devient son style qui va magnifier son écriture, magnifier ses sensations, magnifier ce qu’il est. Le style est une sorte de graphie abstraite qui n’apparaît que pour les lecteurs.

Longtemps je me suis couché de bonheur de Daniel Picouly, Albin Michel, 2020, 336 p.

Dans le nouveau roman de Daniel Picouly, Longtemps je me suis couché de bonheur, le talent de conteur et la verve poétique de l’écrivain sont une fois de plus au rendez-vous, avec le récit émouvant d’un adolescent qui découvre la littérature et le pouvoir dévorant qu’elle exerce sur sa réalité, sublimée, dramatisée ou enchantée, par le rêve et par les mots.« Longtemps je me...

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