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Adib Chkeiban ou l’éducation comme principale résistance

Le faire-part avait bien dit : « En raison des circonstances actuelles, la famille regrette de ne pouvoir recevoir les condoléances et remercie tous ceux qui s’associeront à ses prières. » Mais je n’allais pas me laisser faire, ce ne serait pas la première fois que je ne respecte pas les consignes de M. Chkeiban, ce serait ma manière à moi de lui rendre un dernier hommage.

Je me rendis donc résolument à l’église en me disant que je me glisserais dans la pénombre sans me faire remarquer pour ne pas exciter son courroux et déclencher une dernière fois une des grosses colères dont il avait le secret.

Adib Chkeiban est un chêne de l’enseignement. Détenteur de quatre diplômes : français, droit, histoire-géographie et sciences politiques, décoré des Palmes académiques françaises et de l’ordre des Maaref libanais, il mettait son érudition et sa culture à portée de main de ses élèves pour leur faire aimer la matière et transformer chaque cours en une aventure colorée et bruyante à travers les méandres de l’histoire.

En plus de soixante ans d’enseignement, énormément d’histoires et d’anecdotes pourraient être écrites sur lui ; mais ce n’est pas de l’enseignant que je veux parler, c’est l’éducateur résistant que je veux évoquer. Adib Chkeiban, l’enseignant, aura marqué des dizaines de générations, mais il est une génération qui lui doit beaucoup plus, la mienne, la génération de la guerre.

La situation scolaire en 1976 ressemblait un peu à ce que nous vivons aujourd’hui. Écoles fermées, enfants non scolarisés, échéances reportées, et en prime insécurité, routes coupées et zones encerclées. Beaucoup d’écoles fermaient, les enfants étaient laissés un peu à eux-mêmes, les parents s’arrangeaient comme ils pouvaient. Nous avions même droit à des cours sur Télé Liban, l’ancêtre du online, mais tout cela n’était pas extrêmement satisfaisant.

Les pères de Jamhour avec quelques enseignants ne l’entendaient pas de cette oreille ; ils organisèrent la résistance. Si on ne pouvait plus emmener les enfants à l’école, eh bien on allait emmener l’école aux enfants.

C’est ainsi que vit le jour en pleine guerre « Jamhour-Bickfaya » à la villa Dagher. La villa était un hôtel désaffecté composé de trois petits bâtiments à quelques centaines de mètres de Notre-Dame de la Délivrance. Pour arriver à gérer au pied levé un collège de plusieurs centaines d’élèves en pleine guerre avec très peu de moyens et énormément de risques, il fallait un leader d’exception et un administrateur courageux ; cet homme fut Adib Chkeiban, soutenu par l’inégalable Antoine Azar et fort du soutien sans faille d’abouna Abdallah Dagher.

La tâche était énorme, les difficultés peu communes, mais il les surmontait toutes avec beaucoup de courage et d’abnégation. Comment assumer la responsabilité de notre éducation dans un monde pris en pleine folie meurtrière? Pour arriver à l’école, il y avait trois autocars, mais bien souvent ils n’arrivaient pas tous à l’heure, à cause d’un franc-tireur qui décidait de bloquer la route de Baabdate, ou d’un artilleur qui bombardait la zone d’Antélias-Naccache. C’est marrant qu’Adib Chkeiban soit parti le jour de la fête du Drapeau. Le 22 novembre 1976, vu que les élèves avaient perdu beaucoup de jours de travail depuis avril 1975, M. Chkeiban décida de nous faire travailler le jour de la fête. Cela n’était pas du goût des élèves qui voulaient profiter d’un jour de congé supplémentaire. Il faut savoir qu’en ces temps-là, les combattants étaient bien souvent élèves du secondaire et parfois même du complémentaire et qu’il était politiquement incorrect de ne pas afficher un patriotisme ostentatoire.

Le matin du 22, tout un ramdam dans la cour intérieure, certains élèves étaient venus armés et en treillis et refusaient de rentrer en classe en empêchant leurs camarades de rentrer en classe. M. Chkeiban, fort de son bon droit et sûr de son autorité, resta ferme et appela le révérend père recteur à la rescousse. Quelques dizaines de minutes plus tard, abouna Abdallah arriva dans sa Peugeot 204 blanche qu’il gara au bas des escaliers. Il déploya son mètre quatre-vingts. Austère avec son béret et sa soutane noire, il gravit les marches une à une dans un silence absolu. Arrivé en haut de l’escalier, il murmura quelques mots à l’oreille de M. Chkeiban qui hurla de sa voix de stentor : « Mettez-vous en rang et entrez immédiatement en classe. » Ce qui fut fait. Même en pleine guerre avec des élèves qui faisaient le coup de feu toute la nuit, cet éducateur hors pair nous inculquait la discipline, la rigueur et le respect de nous-mêmes et de l’ordre.

S’il est un personnage historique que j’identifierais à Adib Chkeiban et à son parcours, je ne peux penser qu’à Danton qu’il nous a fait aduler dans notre adolescence : « De l’audace, encore de l’audace, toujours de l’audace. » Il en fallait de l’audace pour relever le défi de créer et de gérer une école en pleine guerre dans un hôtel désaffecté. Et il en eut et il contribua à faire de nous ce que nous sommes devenus.

À la fin de l’année scolaire 1976, les routes rouvrirent et il fut décidé de fermer la villa Dagher et de revenir au navire amiral sur la colline. M. Chkeiban décida de faire une fête de départ, nous avions organisé un petit spectacle et nous avions composé une chansonnette sur un air de Feyrouz pour le dernier tableau.

Et la page fut tournée, M. Chkeiban reprit modestement son poste au collège.

Aujourd’hui, en sortant de l’église où nous lui rendîmes un dernier hommage, je refredonne cet air en pensant que comme en 1976, le rideau vient de tomber et que comme en 1976, M. Chkeiban s’en est allé simplement, modestement, pour entrer dans la joie de Son Maître avec une seule satisfaction, celle du devoir accompli.

Joseph OTAYEK

Le faire-part avait bien dit : « En raison des circonstances actuelles, la famille regrette de ne pouvoir recevoir les condoléances et remercie tous ceux qui s’associeront à ses prières. » Mais je n’allais pas me laisser faire, ce ne serait pas la première fois que je ne respecte pas les consignes de M. Chkeiban, ce serait ma manière à moi de lui rendre un dernier...