Un an après la « révolution du 17 octobre », le Liban se retrouve dans une situation paranormale : alors qu’il est quasiment impossible de revenir au statu quo économique, financier et institutionnel d’avant-crise, la classe politique traditionnelle assume son retour visible et complet au pouvoir. Comment expliquer que Saad Hariri, contraint à la démission dès les premières semaines de la « révolution » du 17 octobre, ait pu être à nouveau être investi un an plus tard de la mission de former un « gouvernement de mission » selon les termes de ce que l’on appelle communément l’« initiative française » ?
Sans même s’attarder sur le revirement apparent d’un homme qui avait longtemps déclaré publiquement qu’il écartait l’hypothèse d’un retour, avant de se considérer comme un « candidat naturel » sur les plateaux de la chaîne MTV, le 7 octobre, le déroulé même de cette désignation a confirmé aux yeux de tous la nature déconcertante de la représentation parlementaire libanaise. Par exemple, après avoir été reportées de quelques jours en raison de l’opposition de principe des principales forces chrétiennes (tant du côté de son « allié » des Forces libanaises que de son adversaire du CPL), cette désignation de l’unique candidat resté en lice s’est notamment réalisée avec le concours de deux députés sunnites appartenant à la coalition pro-Hezbollah formée à la suite des élections législatives de 2018 et de trois députés de son ennemi juré du Parti syrien national social… Comment en est-on arrivés là ?
Vieilles recettes
Pour beaucoup d’observateurs, ce dénouement, tout comme d’autres événements a priori inattendus du mois écoulés, résulterait principalement de l’instauration d’un « climat de modération » qui s’est emparé de la région : soudain, des parties qui s’étaient jusqu’à présent montrées inflexibles ont été amenées à adoucir leurs positions à la lumière de la nouvelle situation extérieure. Parmi ces évolutions, on peut citer l’effet hautement symbolique des sanctions américaines adoptées contre les proches de deux alliés majeurs du Hezbollah (l’ancien ministre des Transports Youssef Fenianos, conseiller de Sleiman Frangié, et l’ancien ministre des Finances Ali Hassan Khalil, bras doit de Nabi Berry) ; ou le lancement de négociations avec Israël sur les frontières maritimes séparant les deux pays. Autrement dit, en dépit de la méfiance croissante de la population à l’égard d’une classe politique qui a plongé le pays dans un trou noir économique et social, une « main invisible » semble avoir décidé que la meilleure façon de gérer l’impasse libanaise était de revenir aux vieilles recettes.
Ce retour au modus operandi politique traditionnel du Liban est d’ailleurs indissociable de l’évolution de « l’initiative française » portée par le président Emmanuel Macron et à laquelle Saad Hariri se réfère désormais sans cesse. Initialement présentée comme une feuille de route censée permettre une transformation en profondeur des pratiques politiques libanaises, cette initiative a dû reculer sur certains points sensibles ces deux derniers mois, comme par exemple l’exigence du tandem chiite de garder la main sur le ministère des Finances, en violation du principe de rotation des portefeuilles exigé par l’éphémère prédécesseur de Saad Hariri, Moustapha Adib. De sorte que l’on peut d’ores et déjà se demander si cette initiative ne connaîtra pas le sort de la fameuse déclaration de Baabda de 2012 sur la politique de distanciation : celui d’une simple déclaration d’intention « mort-née », dès lors que son exécution ne dépend que du bon vouloir de ses signataires.
De son côté, le Hezbollah semble désormais avoir renoncé à conserver la ligne conflictuelle adoptée depuis la désignation de Hassane Diab au poste de Premier ministre en décembre 2019. Cet adoucissement n’implique pas pour autant un affaiblissement du parti de Dieu sur la scène nationale, dans la mesure où il est parvenu à de multiples reprises à continuer de peser sur les dynamiques en œuvre. Ainsi, son acceptation de la candidature de Moustapha Adib ne l’a pas empêché d’œuvrer pour forcer ce dernier à hisser rapidement un drapeau blanc et rentrer à Berlin. Quant au retour de Saad Hariri (dont le Hezbollah avait regretté la démission en octobre dernier), il constitue un investissement potentiellement fructueux : sur le plan intérieur, cette nomination rassure les milieux sunnites sans compromettre les garanties exigées par le tandem chiite ; et, sur le plan extérieur, elle donne des gages à Paris quant à la poursuite de son initiative (fût-elle désormais écornée). Un constat similaire peut d’ailleurs être fait pour d’autres concessions, cette fois vis-à-vis de Washington – qu’il s’agisse de la libération, en mars dernier, de l’ancien milicien de l’Armée du Liban-Sud, Amer Fakhoury, ou de l’acceptation des négociations frontalières avec Israël. Autrement dit, le Hezbollah a retrouvé, pour le meilleur ou pour le pire, son rôle d’acteur « stabilisateur » au Liban, tandis que la communauté internationale peut se réjouir de voir le Liban retrouver une certaine forme de « stabilité » en termes d’équilibre des forces.
Victoire finale ?
Cette « doctrine de la stabilité » l’a donc emporté contre tous ceux qui réclamaient inlassablement un changement radical (et sans doute douloureux) dans la rue. Si, un an après, on peut toujours leur reprocher une certaine naïveté ou immaturité politique, l’un de leurs messages essentiels était pourtant limpide : tout est préférable au statu quo. Or, la désignation de Saad Hariri et les conditions de sa réalisation semblent confirmer que ce momentum propice au changement est désormais derrière nous.
S’agit-il pour autant d’une victoire finale pour les partisans du statu quo ? À l’heure actuelle, il est permis d’en douter tant certaines questions vitales demeurent en suspens. La première est endogène et tient au caractère contrasté de ce retour au statu quo politique : certains des acteurs du système (comme par exemple les Forces libanaises) n’ayant pas encore pleinement retrouvé leur rôle, quel sera leur pouvoir de nuisance sur l’agenda gouvernemental ? Une seconde question fondamentale tient à la profonde défiance qui s’est creusée entre un grand nombre de Libanais et la classe politique traditionnelle : même si la contestation semble s’essouffler dans la rue, cette défiance semble désormais irréversible. Dès lors, quelle forme prendra-t-elle à l’avenir ? Autre question, consécutive de cette défiance : comment stabiliser le Liban alors que sa population fuit, et que son tissu social et démographique est à ce point mis à rude épreuve ? Enfin et surtout, jusqu’à quel point la communauté internationale sera prête à atténuer ses exigences en matière de réformes pour financer cette stabilité ? Car l’acquiescement tacite des bailleurs de fonds traditionnels du Liban à la désignation de Hariri et du statu quo politique qui en découle ne signifie pas en soi un blanc-seing, a fortiori financier, à un énième cabinet incapable de gouverner. Bref, le constat d’une revanche (temporaire ?) de la doctrine de la stabilité ne suffit pas à répondre à la question essentielle : et maintenant, on va où ?
Monika BORGMANN, Réalisatrice, activiste et codirectrice d’UMAM Documentation & Research.
Lokman SLIM, Éditeur, activiste et codirecteur d’UMAM Documentation & Research.
Le pays est dans une situation extrêmement difficile, une situation de faillite. Si Saad Hariri a bien compris ce que les bailleurs de fond attendent de lui et s’il est capable de former un « gouvernement de mission selon l’initiative française », alors encourageons-le à avancer dans cette voie pour redonner rapidement un souffle de vie et d’espoir à la jeunesse du pays. D’ailleurs qu’importe les membres du gouvernement. N’est-ce pas l’essentiel est de conduire la mission de service public selon les recommandations du président Macron. Personnellement je ne connais pas en détail l’initiative française. J’espère que les bailleurs de fonds auront l’œil sur la gestion du pays à long terme.
17 h 55, le 01 novembre 2020