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Lifestyle - Disparition

Le dernier rêve du « Douanier » Kenzo

À Paris, il était japonais, au Japon, il était « différent ». Ainsi vivait Kenzo Takada, à lui seul un vaste pont entre tant de cultures. Le créateur, décédé à 81 ans à l’hôpital américain de Neuilly, le 4 octobre, de complications dues au coronavirus, a été le pionnier d’une mode joyeuse accueillie avec enthousiasme par les baby-boomers parisiens des années 1970.

Le dernier rêve du « Douanier » Kenzo

Kenzo Takada, ici en novembre 2014, est décédé le 4 octobre à l’âge de 81 ans des suites du coronavirus. Joel Saget/AFP

De Kenzo, on retiendra surtout son éternelle jeunesse. Sous une mèche blanche traversant en éclair des cheveux de jais, le regard était souriant, l’expression toujours bienveillante, la silhouette affûtée. Au lendemain de ses 80 ans (l’âge d’or pour les Japonais) célébrés en grande pompe au pavillon Ledoyen, le créateur né en 1939 confiait être attentif à sa santé, se nourrir sainement et priser les soins esthétiques.

Dans son enfance à Himeji, où ses parents tiennent une auberge-salon de thé non loin d’un célèbre château médiéval, il se passionne pour les magazines posés sur les tables à la disposition des clients. Ses sœurs apprennent le dessin et la couture, mais dans un pays mobilisé, ces futilités ne sont pas enseignées aux garçons. À l’âge d’entrer à l’université, ses parents lui imposent un cursus classique dans lequel il est malheureux. Il apprend que le Tokyo’s Bunka Fashion College accepte désormais des étudiants mâles. Il multiplie alors les petits boulots pour tenter de s’y inscrire. Voyant ses efforts et sa motivation, sa mère accepte enfin de l’aider. À peine diplômé, Kenzo veut aller là où cela se passe, à Paris, capitale de la mode. Délogé de son studio d’étudiant par les grands travaux des Jeux olympiques, il se décide à prendre, à l’aventure, un bateau pour Marseille où il débarque en 1965 avant de monter vers la capitale.


Kenzo Takada entouré de ses mannequins en fin de défilé. Frederick Florin/AFP


Les débuts parisiens

Sur le plateau de Thierry Ardisson, Kenzo confie que ce long voyage au cours duquel il travers l’Asie et l’Afrique nourrit son esthétique future. Arrivé à Paris sans repères, avec très peu d’argent et ne connaissant pas la langue, Kenzo trouve la ville triste et sombre, mais la vue de Notre-Dame le console, et ce n’est pas le courage qui lui manque. La mode qu’il découvre dans les vitrines, aux tout débuts du prêt-à-porter, est tout aussi terne. Beaucoup de tissus synthétiques, beaucoup de monochromes, beaucoup trop de couleurs neutres encore sous l’influence des années de disette de la dernière guerre, malgré une économie où culminent les 30 glorieuses. Très vite, réfléchissant à l’identité qui doit être la sienne pour se démarquer dans l’industrie de la mode, il s’oriente sur deux axes : les tissus en coton fleuri, peu chers, qu’il achète au marché Saint-Pierre, et la culture japonaise qui est la sienne, métissée d’autres exotismes dont ses yeux se sont remplis durant sa traversée initiatique. Entre-temps, avec sa gentillesse légendaire, il se fait quelques relations qui lui permettent d’accéder aux défilés et de vendre des dessins à des maisons comme Louis Féraud et même au magazine Elle.


Kenzo présentant sa collection automne-hiver 1992-1993. Pierre Guillaud/AFP


Kenzo libre, Kenzo amoureux

Un jour, au marché Saint-Pierre, une cliente lui propose de louer pour lui un modeste corner, galerie Vivienne, où, en 1972, il donne son premier défilé avec des filles et des garçons vêtus de pulls rayés et de pantalons blancs. Tombé amoureux de la toile Le Rêve du Douanier Rousseau, il imagine pour cet espace un décor de jungle fantasmée et le baptise Jungle Jap. Le mot Jap est perçu comme péjoratif par la clientèle américaine, mais il l’assume et espère lui donner, par son travail, une connotation positive. Comme personne, Kenzo a compris les attentes de la jeunesse yéyé, leur besoin de fleurs et de couleurs, d’ouverture au monde et de décloisonnement des genres. Le succès vient spontanément, et les affaires marchent si bien qu’il s’offre une grande boutique place des Victoires qui prendra cette fois son nom : Kenzo. Il y lance à la fin des années 1980 plusieurs lignes de parfums, dont Kenzo Kenzo. Suivront Parfum d’été, Jungle et Flower, devenus des classiques.

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À partir de cette période, Kenzo joue dans la cour des grands, fréquente ses pairs qui l’accueillent avec affection. Bientôt ce seront les années Palace, la folie des soirées parisiennes. Totalement libéré, n’ayant de comptes à rendre à personne, ce grand timide se révèle extraordinairement extraverti, adore se déguiser, et lors d’une soirée Cartoon du Palace, il se présente habillé en Minnie Mouse, la souris de Disney. Un autre moment resté légendaire est d’ailleurs celui, à la fête de préouverture de la célèbre boîte de nuit, où il se jette tout nu du balcon dans la foule où deux amis le rattrapent. Un soir, à l’anniversaire de Paloma Picasso, Karl Lagerfeld lui présente l’architecte Xavier de Castella. Un grand amour se noue entre les deux artistes, irrigué de voyages, de découvertes et toujours de fêtes mémorables. Castella décore les espaces Kenzo et leur confère une solide identité. Mais il décède quelques années plus tard du sida, dévastant le couturier qui ne cessera jamais de l’évoquer, le regard définitivement assombri. Kenzo vivra seul durant vingt ans dans l’immense maison, quartier Bastille (1 100 m2), une vingtaine de pièces sur trois étages, une piscine intérieure et deux jardins japonais, conçue par son compagnon, avant de l’abandonner en 2009, se délestant par la même occasion de ses collections à Drouot pour « tourner la page ».


Kenzo, défilé du printemps-été 2021 de Felipe Oliveira Baptista dans le cadre de la Semaine de la mode parisienne le 30 septembre dernier. Stéphane de Sakutin/AFP


Retraite impossible et collections protectrices

Kenzo se distrait dans le travail, poursuit l’affinement de son style incomparable. Ses modèles taillés sur celui des kimonos, déstructurés, fleuris, colorés, explosent et font de lui une vedette mondiale. En 1993, il cède sa maison à LVMH, mais continue à la diriger jusqu’en 1999, année de ses 60 ans où il envisage de prendre sa retraite, espérant « profiter de la vie ». Mais très vite, il s’ennuie et se remet à multiplier les projets entre parfums et livres, mais surtout K3, une ligne pour la maison. En 2016, il est fait chevalier de la Légion d’honneur. Quand il rend les armes face au Covid-19, le 4 octobre, à l’hôpital américain de Neuilly, la semaine de la mode bat son plein avec notamment un défilé prémonitoire de la maison Kenzo. Sous la direction artistique de Felipe Oliveira Baptista, la collection printemps-été 2021 rappelle, avec ses grands chapeaux soutenant des sortes de moustiquaires tombant au sol, la tenue des apiculteurs ou celles que portaient les dames de la Belle Époque pour se protéger des nuisibles. On ne s’étonnera pas que la mode s’adapte de plus en plus à la distanciation physique en attendant la fin de la pandémie.


De Kenzo, on retiendra surtout son éternelle jeunesse. Sous une mèche blanche traversant en éclair des cheveux de jais, le regard était souriant, l’expression toujours bienveillante, la silhouette affûtée. Au lendemain de ses 80 ans (l’âge d’or pour les Japonais) célébrés en grande pompe au pavillon Ledoyen, le créateur né en 1939 confiait être attentif à sa santé, se nourrir...

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