Hommages

Continuer à aimer

Continuer à aimer

D.R.

Il y a presque dix ans, à la faveur de la résidence (Résidences croisées organisées par les associations Assabil, Kitabat et Le Tarmac, avec le soutien de la région Île-de-France) qui a sans doute le plus compté dans mon chemin d’écrivaine, j’ai vécu quatre mois au dernier étage d’un petit immeuble rose de Geitawi. Des images, des sons, des odeurs m’accompagnent depuis : la lumière du crépuscule lorsque j’étendais le linge sur le balcon, les cartes mystérieuses que dessinaient les fissures sur les murs, les motifs sur les couvertures recouvrant les canapés, l’odeur du café provenant de la véranda de l’immeuble en face, celle de la pluie, les cris des marchands ambulants, les pétards à la mi-septembre, le grésillement du halloumi sur la poêle, alors que par la fenêtre de la cuisine, j’observais les grues du port.

On tombe en amour avec certaines villes comme avec des personnes. Enfin, moi, ça m’arrive. Ca m’est arrivé avec Beyrouth. Dans mes Lettres de Beyrouth (Lansman éditeur, 2012), recueil de chroniques écrites au fil de cet automne d’émerveillements et de bouleversements, j’ai longuement raconté comment ce séjour au Liban m’a obligée à faire face à l’histoire de mon propre pays, la Yougoslavie, comment les deux espaces ont dialogué en moi. Comment, en arpentant la ville, de Bourj Hammoud à Raouché, du centre-ville à Chatila, en me perdant dans les ruelles, c’est vers moi-même que j’ai cheminé. Comment les rencontres avec des façades mangées par les bougainvilliers et avec des personnes aux regards facétieux m’ont aidée à m’accommoder du poids des bagages dont on ne se défait jamais vraiment quand on est né à un carrefour où depuis la nuit des temps, les Empires s’affrontent.

On peut toujours chercher à expliquer le sentiment amoureux. Tenter de le rationaliser. Mais peut-être qu’il suffirait de dire que dans certaines villes comme dans certaines personnes, on se reconnaît. Que face à elles, on comprend soudainement de manière plus aiguë qui l’on est.

Début août, plusieurs jours durant, j’avais mal dormi. D’informes angoisses me réveillaient bien avant l’aube. De sombres pressentiments. De mes Balkans originels, j’ai gardé cette vulnérabilité aux présages. La veille au soir, pour mon anniversaire, j’ai bu quelques verres avec une amie. Nous avons parlé de Beyrouth, de la situation économique et politique qui ne cessait de se dégrader, des gens chers que nous y avions.

Lorsque le lendemain les images se sont mises à défiler sur mon fil d’actualité, les explosions se répétant en boucle, encore et encore, j’ai eu l’impression que durant un temps indéterminé, mon cœur s’était arrêté. Combien de fois faut-il regarder la catastrophe pour réaliser vraiment, dans sa chair ? Pour en prendre la mesure ? La douleur, quelle qu’elle soit, est toujours une déflagration qui se répète en boucle.

Lorsqu’on y est, sur les lieux de la catastrophe, on court dans la direction des flammes et de la poussière pour aider, ou alors dans la direction opposée pour se mettre à l’abri. Mais lorsqu’on est loin et que l’on vit dans l’instantanéité des images qui font le tour de la planète avant même que le cœur n’ait eu le temps de retrouver son tempo, vers où courir ?

Il est des villes comme des gens qu’on aime : être loin quand l’horreur advient est souvent terrible. Tout semble dérisoire, les messages qu’on envoie pour prendre des nouvelles, les articles qu’on épluche pour chercher à saisir, la carte de crédit qu’on dégaine pour contribuer symboliquement.

Les douleurs et les deuils, j’en ai peur ; ils ne se succèdent pas mais s’additionnent, se superposent. Une chute réveille une fracture ancienne que l’on croyait guérie. Une perte nous ramène au cœur du cortège de toutes celles qui ont précédé. Si l’on « ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve », le trauma d’une noyade de jadis n’attend que la vague de trop pour ressurgir. Alors, que faire, que dire ? Comment tendre la main, comment œuvrer à soulager, ne serait-ce qu’un tout petit peu, celles et ceux atteints de plein fouet ?

Les deuils et les douleurs arrêtent le temps. On aimerait pouvoir appuyer sur le bouton magique de l’avance rapide vers un hypothétique happy end, mais la vie n’est que très rarement un film hollywoodien. Alors peut-être n’y a-t-il rien d’autre à faire qu’accepter le temps immobile. La poussière suspendue qui mettra longtemps à retomber. Dire aux proches qu’on est là, dire l’amour et la tristesse. Accepter que chaque inspiration déchire la poitrine et qu’il en sera ainsi le temps qu’il faut. Trouver en soi la ressource de croire que demain, dans quelques jours ou quelques mois, ça ira un tout petit peu mieux. S’accrocher à la foi en l’humain, capable de tant d’ignominie, mais de tant de beauté également. Continuer à aimer, de tout son être, ce que l’ignominie défigure et met à genoux, à soutenir celles et ceux qui luttent pour le changement salutaire.

Écrire une lettre à Beyrouth, pour lui dire que je pense à elle, tous les jours.

Il y a presque dix ans, à la faveur de la résidence (Résidences croisées organisées par les associations Assabil, Kitabat et Le Tarmac, avec le soutien de la région Île-de-France) qui a sans doute le plus compté dans mon chemin d’écrivaine, j’ai vécu quatre mois au dernier étage d’un petit immeuble rose de Geitawi. Des images, des sons, des odeurs m’accompagnent depuis : la...

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