Hommages

L'eau de la vie

Il y a des villes qui nous appellent. J’avais rencontré le mirage de Beyrouth dans mes premiers livres. Encore enfant, j’entendais cette ville me parler dans les brouillards de Champagne. Lire c’est toujours vivre d’autres vies que la sienne. L’Orient, vivait en moi, comme il avait vécu chez ceux qui m’avaient précédé, pauvres vignerons ou laboureurs qui ne savaient pas grand-chose ni du monde ni de leur temps, mais qui avaient reposé leur cœur dans la consolation de cette tradition sacrée venue du très lointain. Sur l’atlas de la terra sancta, il y avait le Liban.

Adolescent, toujours enchaîné à ma terre natale, mais la tête dans les lointains, d’autres livres ont continué à me raconter Beyrouth. Des journaux aussi, avec des photos en noir en blanc. Une histoire s’animait, l’Orient se mélangeait à l’Occident, le passé rejoignait le présent.

J’ai fini par prendre un avion de la Middle East. Nous n’étions que deux passagers. Les temps étaient difficiles. Je suis venu souvent aussi par le ferry de Larnaca, j’ai emprunté des petits avions qui se posaient sur une route entre des immeubles, une autre fois un Falcon de la République (là aussi nous n’étions que deux passagers) qui a slalomé sur la piste entre des cratères d’obus.

Quand je pense à ceux qui, pendant toutes ces années, m’ont accueilli à Beyrouth, ce sont toujours les mêmes mots qui me viennent à l’esprit : joie, courage, énergie. Je trouvais aux Beyrouthins une sorte de distinction suprême et fataliste dans l’épreuve. Avec les années, j’ai compris qu’ils possèdent une position oblique par rapport au monde, un grand avantage pour comprendre sa complexité.

Puis un jour, à l’aéroport, un formulaire a été affiché dans les cabines des policiers qui contrôlaient les passeports. Il leur était signalé qu’ils ne devaient plus me laisser entrer au Liban. J’étais persona non grata, privé de Beyrouth, pendant dix ans.

Quand je suis revenu, c’était pour le sommet de la francophonie en 2002. Mes premiers pas dans le chaudron de la planète m’avaient appris que notre langue vivait et se battait en dehors et loin de nous et que la langue française, comme le dira Marc Fumaroli, était devenue pour beaucoup « la langue des résistances ». Beyrouth parle le français qui résiste, un français poétique, utilisant toutes les nuances et les fantaisies de notre langue, qui permet à chacun d’entrer dans des rêveries communes, de ne pas réduire le monde à des clichés ou à des clips, ni la vie à la politique, ni la politique à la propagande.

En 2009, je suis entré dans le port sur le pétrolier ravitailleur Meuse avec des amis écrivains dont Jean-Marie Le Clezio, venus de toute la Méditerranée, et sous pavillon français, pour célébrer Beyrouth capitale mondiale du livre. Écrire est une vocation à Beyrouth, et depuis longtemps. La ville a été fondée il y a près de sept mille ans, à proximité de Byblos, où arrivaient les bateaux chargés de papyrus. Et connaissez-vous au monde une autre ville où les plus aimés des poètes se nommeraient Vénus et Adonis ?

Le nom de Beyrouth viendrait d’un mot phénicien qui signifie « puits ». La ville était réputée pour ses eaux fraîches. Les ruisseaux du Liban ont couru pendant des millénaires vers la ville et le port. Les bateaux de passage jetaient l’ancre dans la baie pour l’aiguade. Quand j’avais demandé à Guy Béart à quoi il pensait quand il chantait L’eau vive, il m’avait répondu qu’il ne pensait qu’aux eaux du Liban. J’ai lu qu’il n’y avait plus beaucoup de puits à Beyrouth. Je le crois facilement. La ville, tellement douée pour le bonheur, y compris celui des autres, a trop fréquenté le malheur, souvent à cause des autres. Mais il y a d’autres sources. Et celles-ci sont éternelles. Elles coulent entre les mains de nos amis libanais : l’eau de la vie, l’eau de la poésie, l’eau de la liberté.

Il y a des villes qui nous appellent. J’avais rencontré le mirage de Beyrouth dans mes premiers livres. Encore enfant, j’entendais cette ville me parler dans les brouillards de Champagne. Lire c’est toujours vivre d’autres vies que la sienne. L’Orient, vivait en moi, comme il avait vécu chez ceux qui m’avaient précédé, pauvres vignerons ou laboureurs qui ne savaient pas...

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