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Reconstruction permanente

Reconstruction permanente

D.R.

Qu’avions-nous encore à apprendre sur la précarité de la vie ? Qu’avions-nous encore à apprendre sur le courage et la résilience ? Qu’avions-nous encore à apprendre sur nous-mêmes ?

Si tout homme est destiné à mourir un jour, s’il est écrit que chacun doit s’en retourner vers son Créateur, il n’est pas écrit, en revanche, que toute ville est appelée à disparaître de la manière la plus brutale qui soit. Cela n’était pas inévitable, cela n’était pas écrit.

La guerre était déjà passée par là, la guerre dont la cible était les Libanais eux-mêmes (civils et militaires) ; Beyrouth, bombardée et criblée de balles, n’avait été, en somme, qu’une victime « collatérale ». Aujourd’hui, c’est différent. Aujourd’hui, la principale cible semble avoir été Beyrouth ; et les Libanais qui y habitaient (anonymes, désarmés, vivant en temps de paix) font figure de victimes « collatérales ». Avoir été au mauvais endroit, au mauvais moment.

Saurons-nous jamais s’il y eut ou non une intention, une volonté, une détermination, un acharnement à détruire Beyrouth ? Ce qui est certain, c’est qu’ils sont là, ceux qui se réjouissent de son malheur… Mais ils sont là aussi, ceux qui, à l’intérieur comme à l’extérieur de nos frontières, ressentent viscéralement sa douleur et remuent ciel et terre pour voler à son secours.

Il nous aura fallu payer le prix du sang, le prix d’une vie, le prix de l’intégrité physique, le prix de la paix de l’âme, le prix du dénuement le plus total, le prix de l’irréparable, le prix de la nostalgie de ce qui fut et ne sera plus, le prix des souvenirs perdus, le prix des projets compromis, le prix des rêves évanouis, le prix de nos racines, le prix de nos « ailes brisées »… Il nous aura fallu payer tout cela pour recevoir le don de la consolation divine, le don de l’espoir et même de l’inespéré, le don de la solidarité, de l’entraide et du partage, le don de l’union sacrée d’un peuple jadis divisé, le don d’un nouveau départ… Le meilleur ne peut-il naître que du pire… et à ce prix ?

Les Phéniciens ont été un peuple de grands inventeurs, de navigateurs et de commerçants. Les Libanais, eux, semblent avoir une vocation d’hommes de chantiers et de bâtisseurs. À bien y réfléchir, Beyrouth a-t-elle jamais été vierge de tout chantier ? Nous rebâtirons, chacun à sa manière. « Si tu peux voir détruit l’ouvrage de ta vie et, sans dire un seul mot, te mettre à rebâtir… »

Qu’avions-nous encore à apprendre de tout cela ? Peut-être la différence qu’il y a entre un drame collectif et l’accumulation de drames individuels causés par la guerre… peut-être la « communion dans la souffrance ». Le fait est que, cette fois-ci, nul ne fut véritablement épargné.

On répète, en boucle, qu’on va bien pour rassurer ceux qui nous aiment. On le répète comme un mantra pour se rassurer soi-même. Mais quand vient la nuit, on dort peu et mal sans savoir pourquoi. Et quand vient le jour, on s’accommode de ses nausées et de ses migraines ; on les attribue à la chaleur de l’été. Mais c’est un besoin inconscient d’avoir mal quelque part. On reçoit, comme une grâce, le fait d’être indemne, mais on le vit comme une injustice ; on ressent « la culpabilité du survivant ». On somatise…

De la même manière qu’on regrette, à la mort d’un être cher, chaque parole blessante qu’on lui a adressée, on regrette amèrement d’avoir été si prompt à critiquer Beyrouth : ses embouteillages, ses bruits de klaxons, ses odeurs, sa pollution… jusqu’au jour où l’on est littéralement dévoré, non pas par un regret, mais par un véritable remords, presque un repentir, celui d’avoir été toujours insatisfait et, finalement, aveugle à tout ce qu’elle avait de beau, d’unique et d’inestimable ; aveugle à tout ce qu’on ne reverra plus, qui nous a été arraché et qu’on a, déjà, tellement peur d’oublier…

Jusqu’au jour où on comprend. Marcher dans cette ville d’après-guerre qui portait encore courageusement les stigmates de ses combats (comme pour nous rappeler un passé dont nous avons toujours été incapables de tirer les leçons), marcher dans Beyrouth, c’était être heureux… « On reconnaît le bonheur au bruit qu’il fait quand il s’en va »… Je n’ai jamais entendu de bruit plus fort que celui-là.

Qu’avions-nous encore à apprendre sur la précarité de la vie ? Qu’avions-nous encore à apprendre sur le courage et la résilience ? Qu’avions-nous encore à apprendre sur nous-mêmes ?Si tout homme est destiné à mourir un jour, s’il est écrit que chacun doit s’en retourner vers son Créateur, il n’est pas écrit, en revanche, que toute ville est appelée à disparaître...

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