Opinions

Au cœur des ténèbres

Il est difficile de concevoir L’Orient littéraire, et plus largement la scène culturelle libanaise, sans l’écrivain Jabbour Douaihy et le penseur et critique littéraire Farès Sassine, deux de ses fleurons disparus à quelques heures d’intervalle le mois dernier. Aussi difficile que de dissiper le sentiment terrible qu’une atmosphère de fin de culture plane désormais sur Beyrouth, abandonnée à tous ses démons. Pour conjurer quelque peu notre malheur et notre tristesse inconsolable, ce numéro hommage est dédié à la mémoire de Jabbour et Farès, inséparables dans la vie comme dans l’éternité.

«Après le 11 Septembre, la république marchande a sans doute souri devant le nouveau malheur des uns et sourit sans doute encore à voir les touristes du Golfe arpenter le centre-ville et les villégiatures. Pour l’avoir déjà éprouvé, et fort cruellement, elle n’ignore plus, pourtant, qu’elle n’est pas elle-même à l’abri du malheur. Il serait peut-être temps que Beyrouth attende plutôt sa prospérité à retrouver du bonheur des uns et des autres. C’est-à-dire de la démocratie pour tous, et pas seulement dans quelques-uns de ses quartiers, et de la paix pour les Palestiniens, les deux conditions d’un grand marché régional qui, seul, peut lui donner un nouveau souffle. Et lui permettre enfin d’être après avoir été. »

Prémonitoires, ces mots qui clôturent la longue lettre d’amour consacrée par Samir Kassir à son Beyrouth natal (Histoire de Beyrouth, Fayard, 2003), deux ans avant son assassinat par ceux-là mêmes qui poursuivent, depuis, leur minutieux, inlassable, insupportable urbicide contre la Ville. Prophétiques même, dans la mesure où ils placent immanquablement la renaissance politique et culturelle de la capitale libanaise au sein d’une dynamique réticulaire de redressement démocratique régional qui n’a jamais eu lieu depuis. Tout au contraire. Bon gré mal gré, Beyrouth a sombré avec la Palestine, la Syrie, l’Irak, ou encore le Yémen, interconnectés non pas par une communauté idéologique de destins, mais par une même configuration régionale sordide et, in fine, une même emprise étrangère mortifère et martyropathe, celle de l’Iran des mollahs.

Quand Beyrouth sombra-t-elle définitivement dans le malheur absolu ? Avec l’assassinat de Rafic Hariri et ses compagnons, le 14 février 2005 ? Celui, très symbolique, de Samir lui-même, le 2 juin de la même année, début d’une longue série d’exécutions de symboles ? La guerre de juillet 2006 ? Le siège du centre de la capitale par le Hezbollah et ses alliés à la fin de la même année ? L’expédition punitive milicienne menée par les chemises noires, le 7 mai 2008 ? L’écrasement des démocrates syriens par les chars de Bachar et les spadassins de l’Internationale perse à partir de 2011 ? Le compromis présidentiel de 2016 qui porta au pouvoir, reddition ultime, et avec l’assentiment de la grande majorité des forces politiques influentes du pays, un nouveau Pétain de pacotille en guise de cache-sexe à un Führer enturbanné ? Le massacre du port de Beyrouth, le 4 août 2020, qui a littéralement oblitéré la partie la plus vivace de la ville et avec le même nitrate d’ammonium qui a contribué à annihiler d’innombrables innocents dans les cités syriennes ? La liquidation manu militari par la milice de l’éditeur et activiste Lokman Slim, digne porte-étendard d’un Aufklarung arabe, le 4 février 2021 ?

Toutes ces réponses sont, bien entendu, valides. Mais aucune ne pourrait résumer à elle seule le linceul dont Beyrouth s’est drapé durant ces quinze dernières années, et dans lequel elle suffoque lentement, mais inexorablement – sans provoquer pour autant de grand remous au sein d’une communauté de pays-amis de plus en plus nombriliste et de moins en moins sensible à son sort et à son message culturel.

Dans la réalité, le crépuscule de Beyrouth ne saurait réellement être imputé à un seul événement stricto sensu, aussi terrible soit-il. Napoléon disait que « les institutions sont ce qu’en font les hommes ». Il en est de même pour la Ville et son rayonnement culturel. La Ville est aussi la somme des figures qui contribuent à son développement, son émancipation, son génie, dont ses penseurs et ses artistes. Or, au-delà des faits, le nombre de coups fatals portés au pays a été suffisamment terrible pour ancrer cette « non-odeur incolore de mort » dont parlait Burroughs dans tous les esprits, comme une chape de plomb étouffante et infranchissable. Le choc n’a pas seulement été politique ou événementiel, il a surtout été psychologique et moral, et très certainement progressif, provoquant une « fuite », volontaire ou pas, des cerveaux vers d’autres contrées, fussent-elles dans ce monde ou ailleurs.

Déjà, en mars 2017, quelques semaines avant son départ, Samir Frangié, champion de la non-violence, désabusé de l’indigence absolue de l’indigeste faune politicienne et ravagé par la maladie, confiait d’une voix presque inaudible à l’auteur de ces lignes qu’il souhaitait désormais « voyager très loin, vers l’océan Pacifique ». Voilà maintenant que Beyrouth, et avec elle l’équipe de L’Orient littéraire, reçoit un coup terrible en perdant, à quelques heures de différence seulement, leurs Montaigne et La Boétie – deux figures pluridisciplinaires dignes des hommes de la Renaissance, véritables chevaliers des lettres et de la pensée, Jabbour Douaihy et Farès Sassine, princes de l’humour et de l’esprit, fers de lance de la résistance culturelle contre la pensée unique, la désertification, la médiocrité et les ténèbres.

Une scène résume bien l’état d’esprit qui plane au-dessus de Beyrouth. Celle, à la fois poignante et solennelle, dans l’épilogue du dernier tome de la trilogie du Seigneur des anneaux de Tolkien, où toutes les figures mythiques dont le temps est révolu sur la Terre du Milieu, et plus précisément tous les porteurs blessés de l’accablant anneau – Frodon, Bilbon, Galadriel, Gandalf et Elrond – s’embarquent pour un dernier voyage à destination des Terres immortelles Valinor, dans l’Aman, pour y trouver la paix. À bord de ce bateau battant le pavillon du Cèdre, l’on pourra retrouver, à n’en point douter, parmi d’autres âmes vaillantes, les deux Samir, Lokman, Jabbour et Farès… en attendant qu’ils soient rejoints un jour par tous leurs frères membres de la communauté de l’anneau – ceux qui auront gardé, sans jamais vaciller, vivante la flamme de la culture au cœur des ténèbres.

Dans l’un de ses derniers articles, paru au lendemain de l’attentat du port dans ces pages, Jabbour se demandait, à juste titre, si « une ville peut mourir ».

La réponse, cher Jabbour, est « oui » – ou, du moins, elle peut perdre son âme au point de ne plus se ressembler – avec le départ de ceux, toujours trop rares, qui, à force de l’aimer éperdument, se fondent en elle au point de la personnifier.

Mais alors,

« comment va-t-on construire cette maison-là ? Qui va poser les portes ? Alors qu'il y a peu de bras et que les pierres sont insoulevables ? »

« Tais-toi ! Les mains prennent de la force en travaillant et leur nombre s’accroît… Et n'oublie pas que toute la nuit, les morts aussi nous aident. »

Yannis Ritsos

Non, le néant n’est pas une fatalité.

«Après le 11 Septembre, la république marchande a sans doute souri devant le nouveau malheur des uns et sourit sans doute encore à voir les touristes du Golfe arpenter le centre-ville et les villégiatures. Pour l’avoir déjà éprouvé, et fort cruellement, elle n’ignore plus, pourtant, qu’elle n’est pas elle-même à l’abri du malheur. Il serait peut-être temps que Beyrouth...
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