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Culture - Le grand entretien du mois

Odile Mazloum : J’ai dans ma tête et dans mon cœur des centaines de toiles...

Elle a acheté son premier tableau à l’âge de 7 ans, ouvert sa première galerie à 19 ans, au début des années 1960, et continue d’accompagner avec passion, avec acharnement même, ses artistes maison. « J’adore ce métier », déclare, des étoiles dans les yeux, celle qui après plus de 55 ans d’activité ininterrompue est aujourd’hui la doyenne des galeristes de Beyrouth. Une activité marchande pour laquelle elle a sacrifié sa carrière d’artiste, regrette-t-elle un peu, mais qu’elle ne compte cependant pas arrêter de sitôt. Et cela même si la situation actuelle l’oblige à fermer sa galerie Alwane de Saifi Village pour se replier vers Kaslik, où elle a un second espace d’exposition.

Odile Mazloum : J’ai dans ma tête et dans mon cœur des centaines de toiles...

Odile Mazloum, artiste, galeriste et collectionneuse d’art... Photo Michel Sayegh

« Je suis née dans un pot de peinture », aimez-vous répéter. Racontez-nous ce qui a véritablement déclenché votre passion pour l’art pictural.

Je ne sais pas vraiment, mais toute petite déjà, je détestais jouer à la poupée, contrairement aux filles de mon âge. Je lisais et je dessinais tout le temps. En fait, ma mère peignait. Je me souviens quand nous allions pique-niquer en famille, elle avait toujours une boîte d’aquarelle avec elle pour peindre le paysage. Et moi, je piochais allègrement dans son matériel de peinture pour produire, en parallèle, mes propres œuvres.

Je dessinais si bien qu’à l’école – chez les sœurs franciscaines où j’ai fait ma scolarité –, j’avais été chargée d’office d’illustrer le poème que les élèves composaient chaque année pour l’anniversaire de la mère provinciale. Et je l’ai fait de la douzième jusqu’aux classes terminales.

J’ai toujours aimé l’art et en particulier la peinture. D’ailleurs, j’ai acheté mon premier tableau à l’âge de 7 ans. Pour mon anniversaire, j’avais reçu, comme étrennes de ma grand-mère, 100 LL. Une très belle somme pour l’époque avec laquelle j’étais censée acheter une superbe bicyclette. Au lieu de quoi, j’ai demandé à mon père de me conduire chez l’un de ses amis, diamantaire et grand collectionneur d’art, pour acheter un tableau de peinture. Amusé, ce dernier me donne le choix entre 10 petites huiles sur toile. J’ai jeté mon dévolu sur une toute petite de 10 x 15 cm qui représentait juste deux roses. Elle s’est avérée être une œuvre de Lucien Boulier, un peintre qui avait été l’élève de Renoir et qui était certainement l’artiste le plus coté dans la collection qu’il avait. C’est une œuvre que j’ai toujours conservée d’ailleurs.


Odile Mazloum : « L’art aide à vivre ». Photo Michel Sayegh


Vous étiez donc prédestinée à faire carrière dans l’art ?

Je savais que je voulais peindre, devenir une artiste. À 17 ans, j’ai entamé des études d’art à l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA), où j’ai eu entre autres comme professeurs Yvette Achkar, Nadia Saïkali, Jean Khalifé, Rafic Charaf, Saïd Akl et Paul Guiragossian, avec qui j’ai tissé des liens d’amitié et que j’ai tous exposés plus tard. J’y ai aussi rencontré Hussein Madi, Moussa Tiba et Hrair. Ce dernier était en 4e année lorsque je suis rentrée à l’ALBA, et il m’avait corrigé ma première huile sur toile, une nature morte. Il en a cerné les différentes figures d’un épais tracé noir en me disant : « Maintenant les gens vont croire que c’est un Rouault. » Depuis, nous sommes devenus amis.

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Je m’étais inscrite la même année à l’Université américaine de Beyrouth (AUB) ainsi qu’à l’École des lettres – où j’ai connu André Bercoff qui allait devenir plus tard critique d’art –, et j’allais aussi prendre des cours dans les ateliers de Guvder à la rue Bliss et de George Cyr à Aïn Mreissé. Mais j’ai tout quitté l’année suivante pour partir en France : j’avais été reçue aux beaux-arts à Paris. J’y ai fait deux ans tout en suivant en parallèle les cours de l’École du Louvre. Parce que je ne voulais pas seulement apprendre à dessiner, mais avoir une formation complète sur les différentes facettes de l’art et son histoire…

Alors que vous vouliez être une artiste, qu’est-ce qui vous a poussée à ouvrir une galerie ?

Durant mon séjour estudiantin de deux ans à Paris, j’ai beaucoup fréquenté les maisons d’enchères et notamment l’hôtel Drouot où je me rendais avec mes professeurs de l’École du Louvre, qui étaient pour la plupart galeristes ou antiquaires. Cela a développé mon goût pour les beaux objets. J’ai commencé à acheter des pièces et je me suis prise au jeu. Il m’est même arrivé de disputer l’acquisition d’une toile ou d’une sculpture à un musée. Et cela a réveillé en moi une certaine fibre pour le négoce de l’art que je tenais sans doute de mon père, négociant en or et perles et grand amateur d’antiquités.

Ce qui fait qu’en 1964, à peine rentrée de Paris, j’ai demandé à mon père de m’ouvrir ma première galerie à Hamra que j’ai baptisée L’Amateur. J’avais juste 19 ans. Et à l’époque, Beyrouth ne comptait que deux véritables galeries d’exposition : la Gallery One (d’Helen et Youssef el-Khal) et la galerie Alecco Saab.

La mienne s’étendait sur trois étages : au rez-de-chaussée, on exposait des antiquités, des objets d’art et mobiliers anciens, à l’étage du dessus des bijoux, et j’avais réservé le sous-sol aux expositions d’œuvres contemporaines de mes amis (alors jeunes ou nouveaux) artistes libanais : Amine el-Bacha, Jean Khalifé, Cici Sursock, Farid Aouad, Paul Guiragossian, Juliana Séraphim, Assadour, Georges Doche, Alfred Basbous, Olga Limansky... Je ne prélevais d’eux pas le moindre pourcentage. Le produit de leurs ventes leur était intégralement reversé. Alors que je prenais à ma charge les cartons d’invitation, les contacts avec la presse, les cocktails des vernissages, l’accrochage, le décrochage, la livraison… J’avais convaincu mon père de considérer cela comme un budget publicitaire. Mais j’ai fait aussi quelques expositions d’artistes étrangers, notamment avant que la guerre n’éclate, dont une consacrée aux œuvres en pâte de verre que Dali avait faites pour Daum.

En même temps, je m’étais installé un atelier chez ma grand-mère, rue Sursock. Mais plus l’activité de ma galerie se développait, moins j’avais le temps de peindre...

On raconte que c’est vous qui avez lancé la carrière de Paul Guiragossian…

C’est faux, ce n’est pas moi qui l’ai lancé. Par contre, j’ai acheté mon premier Guiragossian à 15 ans. J’avais reçu cette fois 500 livres pour mon anniversaire, toujours de ma grand-mère maternelle dont j’étais le chouchou, et Jalal Khoury – dont j’avais fait la connaissance au Horse Shoe, le fameux café de Hamra de l’époque – m’avait emmenée lui rendre visite dans le camp Charchabouk, où il vivait encore à l’époque. Et là, j’ai eu un coup de cœur pour sa peinture. J’ai aussitôt choisi une toile représentant un groupe de personnages qui allaient déjà dans le sens des silhouettes abstraites qui ont fait sa signature.

Par contre, vous avez contribué à celle de Farid Aouad, n’est-ce pas ?

Vous avez même repris son fonds d’œuvres à sa mort. A-t-il toujours tenu une place à part dans votre écurie d’artistes ?

Oui, absolument ! Ses peintures ont été mon premier éblouissement parisien. Je l’ai découvert, grâce à Walid Akl, lors de mon premier séjour à Paris. La mère du fameux pianiste lui avait envoyé avec moi un énorme paquet de plats cuisinés libanais qui m’avait valu bien des déboires en avion. Pour me remercier, il m’avait emmené, avec un ami qui possédait une voiture, dans une virée nocturne à travers la capitale française. Et celle-ci avait commencé par le vernissage de l’exposition de Farid Aouad dans une galerie de la rue de Berri, dans le 8e arrondissement. J’ai adoré son travail, sa sensibilité d’artiste, et jusqu’à aujourd’hui, il reste mon préféré parmi les Libanais, avec Chafic Abboud, que je n’ai pas vraiment exposé mais auquel me liait un fort lien d’amitié.

Quelle a été votre relation avec Chafic Abboud ?

Un jour, je vois trois jeunes gens postés sous l’escalier intérieur de L’Amateur, en train de se gondoler de rire. Je m’approche, et avec toute mon autorité d’ancienne élève des franciscaines, je leur demande ce qui se passe. À l’époque, la mode était à la minijupe, et eux reluquaient les jambes des filles et leur mettaient des notes de une à dix. Je leur ai fait la morale en leur disant de se concentrer plutôt sur les œuvres d’art. J’ai eu droit à une réponse cinglante de l’un d’eux, Samir Andraos, qui me dit : « Parce que vous pensez que c’est de l’art ça ? Mais vous ne comprenez rien alors. Vous connaissez les Basbous, Aouad, Chafic Abboud ? Eux font de l’art. » J’ai trouvé qu’il avait du culot et je l’ai évidemment envoyé balader. Sauf que le surlendemain, il se pointe à la galerie en me disant : « Venez, je vais vous montrer du véritable art. » Et il m’emmène chez Chafic Abboud à Bickfaya. C’est ainsi que je l’ai rencontré en 1968, grâce à Samir qui, deux ans plus tard, allait devenir mon mari. Nous nous sommes tout de suite superbement entendus. Il est devenu un ami très proche.

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Mais comme Janine Rubeiz s’occupait déjà de l’exposer à Beyrouth, je ne lui ai jamais consacré une exposition solo. Et quand j’ai voulu le faire en octobre 2004, à l’occasion de l’inauguration de ma galerie de Saifi Village, l’ironie de la vie en a décidé autrement. Chafic Abboud était venu voir l’espace un mois plus tôt, en septembre. On s’était mis d’accord sur les détails de l’accrochage et il était rentré à Paris pour mettre les tableaux en caisse, à destination de Beyrouth. Malheureusement, c’est là qu’il a eu un problème au cœur. Il est rentré à l’hôpital et n’en est plus sorti…

Y a-t-il d’autres artistes que vous auriez adoré exposer ?

Mario Prassinos, un illustrateur et peintre abstrait qui vivait en France, et le fameux Georges Mathieu. Mais la guerre ne l’a pas permis…

Vous êtes donc, aujourd’hui, la doyenne des galeristes en exercice à Beyrouth. Comment expliquez-vous votre longévité ?

J’aime ce métier tout simplement. Il fait partie de moi. De ma personnalité. Il réunit mon goût pour l’art et pour le commerce.

De toutes les périodes que vous avez traversées, quelle est à votre avis la plus féconde artistiquement, l’âge d’or de l’art libanais ?

Les années soixante incontestablement. Outre le foisonnement créatif et les grands artistes qui ont émergé durant cette période, il y avait une liberté, un dynamisme, une décontraction dans le milieu artistique qui se sont totalement perdus après 1975.

Quel conseil donneriez-vous à un jeune artiste aujourd’hui ?

Qu’il trouve sa propre voie et la développe de manière à exprimer ce qu’il a à dire, sans se laisser influencer par les modes et les courants dominants. C’est d’ailleurs ce qui caractérise tous mes artistes, de Zena Assi à Hassan Jouni, en passant par Fatima el-Hajj, Ali Chams, Hoda Baalbaki…

Quand vous jetez un œil dans le rétroviseur, y voyez-vous plus de remords ou de regrets ?

Je n’ai pas de remords, mais un grand regret : celui de n’avoir pas consacré assez de temps pour peindre !

J’ai dans ma tête et dans mon cœur des centaines de toiles que je n’ai malheureusement pas eu le temps de matérialiser.

Qu’est-ce qui vous bouleverse toujours aujourd’hui ou vous met profondément en colère ?

La prolifération du faux dans l’art libanais depuis une bonne vingtaine d’années. Il y a même des faussaires qui ont fait peindre en Syrie de grands Guiragossian, de grands Abboud, des Aref Rayess et j’en passe… Et lorsque je dis à certains collectionneurs que la toile qu’on leur a refilée est un faux, ils me taxent de vouloir démolir leur marché de l’art. Une autre chose qui m’horripile aussi, c’est cette manière qu’ont les Libanais d’envisager l’achat d’une toile ou d’une sculpture uniquement en fonction de sa valeur financière. Alors que, comme le dit l’écrivain Éric-Emmanuel Schmitt dans l’un de ses livres, « l’œuvre d’art, ce n’est pas de l’argent, c’est du bonheur ».

Quelle est votre devise ?

« L’art aide à vivre », empruntée justement à Éric-Emmanuel Schmitt.

Qu’est-ce qui vous fait vous lever chaque matin ?

Ma galerie. Je me réveille tous les jours à 4 heures, je saute de mon lit et je me mets à galoper…

Quelle est votre plus grande peur ?

Comme tout le monde je crois : l’angoisse de la mort.

Durant la guerre, vous n’avez pas interrompu votre activité de galeriste, quitte à déplacer votre galerie à de nombreuses reprises. Il semblerait que vous envisagiez aujourd’hui de baisser le rideau de votre espace au cœur de Beyrouth...

Les clivages de la guerre m’ont obligée à fermer L’Amateur, à Hamra, en 1978. Dans un premier temps, j’ai exposé mes artistes, notamment Farid Aouad, dans ma maison à Achrafieh. Puis j’ai pris un petit espace à côté de chez moi que j’ai baptisé Alwane. Vers la fin des années 1980, début 1990, en raison des événements, j’ai déplacé ma galerie Alwane dans un vaste local en sous-sol d’un immeuble à Kaslik, où je stockais déjà mes mille et un objets : bibelots antiques, collections japonisantes et chinoises, mobilier ancien, tableaux de maîtres... En 2004, je suis revenue au centre-ville, à Saifi Village, mais depuis l’attentat qui a coûté la vie à Rafic Hariri quelques mois plus tard, nous n’avons eu que de très rares épisodes de stabilité. Et cette année, c’est le summum avec toutes les crises, le vandalisme et la casse qu’il y a eu dans le secteur. J’ai donc décidé de fermer ma galerie de Beyrouth et de me replier à nouveau sur Kaslik. Mais cela ne veut pas dire que je freine mon activité de galeriste. Je ne suis pas du genre à m’arrêter…

Pour conclure, qu’aimeriez-vous que les gens retiennent de vous ?

L’énergie que j’ai déployée à propager le goût de l’art et du beau… J’ai beaucoup travaillé pour cela, autant en aidant les clients à choisir une œuvre qui les rende heureux qu’en enseignant. Car j’ai également enseigné le dessin. Je donnais des ateliers chez moi, et des cours, pendant plus de 25 ans, à l’Athénée de Beyrouth où j’ai eu notamment comme élèves Sethrida Geagea et Sleiman Frangié…

« Je suis née dans un pot de peinture », aimez-vous répéter. Racontez-nous ce qui a véritablement déclenché votre passion pour l’art pictural.Je ne sais pas vraiment, mais toute petite déjà, je détestais jouer à la poupée, contrairement aux filles de mon âge. Je lisais et je dessinais tout le temps. En fait, ma mère peignait. Je me souviens quand nous allions...

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