Critiques littéraires

L’autodéfense, entre violence et révolution politique

Se défendre, une philosophie de la violence d’Elsa Dorlin, La Découverte, 2019, 284 p.

Dans les huit chapitres qui constituent son livre Se défendre, une philosophie de la violence, Elsa Dorlin déroule l’histoire constellaire des mouvements de « la violence défensive » et des luttes dont le corps dominé a constitué la principale archive. Elle explore une généalogie liant les savoirs et cultures syncrétiques de l’autodéfense esclave, aux techniques de combats des organisations juives contre les pogroms en Europe de l’Est, à la philosophie des Black Panther, aux patrouilles d’autodéfense queer et aux praxis d’autodéfense féministe en Amérique, au ju-jitsu pratiqué par les suffragistes anarchistes anglaises.

Les corps désarmés

L’autrice commence par retracer l’évolution vers le désarmement sélectif des populations qui s’est opérée à partir du XIVe siècle en Europe. Afin que l’armement soit le fait de l’État, il avait fallu en monopoliser la fabrication, le stockage et le commerce. Dans les contextes coloniaux, impériaux et esclavagistes, le droit de détenir et d’user d’armes était en revanche octroyé à tous les colons à des fins considérées de « défense de soi ». Pendant ce temps, le corps désarmé noir, esclave, indigène et colonisé se transformait en catégorie anthropologique racialisée dangereuse par essence, qui faisait de tout acte commis, un délit criminalisé. En Louisiane par exemple, il était strictement interdit à un noir d’être en possession d’un crayon ou d’un stylo sous peine d’être condamné pour tentative de meurtre et pendu.

Comme si le désarmement ne suffisait pas, à la fin du XVIIe siècle, l’article 16 du Code noir français interdisait même les attroupements festifs des esclaves appartenant à plusieurs maîtres. Le contexte de l’époque avait contraint les premiers à la création de scènes d’affrontements détournées et figurées qui produisaient une panique blanche, car un pas de danse était perçu comme un engagement au combat.

Des corps désarmés face à l’horreur, il est également question dans ce livre, qui évoque la persécution des juifs en Europe de l’Est. L’épisode du ghetto de Varsovie illustre comment le geste dérisoire du choix de la défense de soi, de son humanité dans une situation désespérée, revient à la défense du choix de sa mort. L’autrice évoque ainsi la notion de « thanatoéthique », qui investit la mort comme instance restaurative des valeurs de la vie.

Israël et États-Unis : l’autodéfense en tant que violence offensive

Elsa Dorlin explore le dévoiement du principe d’autodéfense en violence. Ce glissement vient conforter le levier racial de la domination exercée sur les communautés craintes.

Elle rappelle à cet effet la manière dont le destin tragique des juifs a enfanté d’un sionisme qui a évolué en idéologie raciste, militarisée et colonialiste en Palestine. De là, une certaine conception de « l’autodéfense » s’est formalisée dans l’état-major israélien déployant des guerres de conquête contre tous afin « d’assurer l’existence de la nation ».

Aux États-Unis, la philosophe revient sur la façon dont le concept de la préservation de soi a débouché dans la société américaine sur un arsenal juridique portant sur le droit à l’autodéfense armée. Ce droit a été racialisé puisqu’il fut longtemps exercé par les organisations blanches telles que le Klu Klux Klan, pour asseoir leur suprématie par la violence punitive contre les Noirs. En somme, il s’agissait de châtier, d’user d’une violence exemplaire pour « se conserver ».

Quel choix reste-t-il aux corps désarmés face à cette violence offensive ? Dorlin cite l’exemple des Black Panthers qui se sont emparés du même droit de s’armer, au nom de la légitime défense. Ce positionnement a constitué un point de friction sensible entre partisans de la non-violence, prônée par Martin Luther King, et ceux qui, comme Malcolm X et Bobby Seale, considéraient l’autodéfense comme une politique d’affirmation de soi. Pour appuyer ces derniers, Robert. F. Williams préconisait le recours à l’autodéfense dans la mesure où il n’y avait pas de justice pour les Noirs. Pour lui, l’autodéfense n’était pas l’amour de la violence mais celui de la justice. Aussi n’opposait-il pas non-violence et autodéfense, mais soutenait l’intervention de la dernière lorsque la première avait atteint le point critique équivalent au suicide. Ce débat est venu par la suite se complexifier par l’apport des féministes noires, opposées pour la plupart au port des armes car il équivalait à disposer d’un pouvoir viriliste dont elles étaient exclues et qu’elles définissaient comme « blanc ».

Pour conclure, il importe de souligner que l’autodéfense légitimée par diverses théories ne porte pas la même signification selon que l’on se place du côté du dominant ou des dominés. Pour l’autrice, si se défendre favorise une prise de conscience et une affirmation d’une certaine puissance d’agir, il serait alors possible d’espérer et sortir de l’impuissance radicale du désarmé. À condition, rappelle-t-elle, que la proie ne se transforme pas en prédateur.

Se défendre, une philosophie de la violence d’Elsa Dorlin, La Découverte, 2019, 284 p.Dans les huit chapitres qui constituent son livre Se défendre, une philosophie de la violence, Elsa Dorlin déroule l’histoire constellaire des mouvements de « la violence défensive » et des luttes dont le corps dominé a constitué la principale archive. Elle explore une généalogie liant les...

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