Toni Morrison, Prix Nobel afro-américaine disparue en août 2019, est souvent présentée comme une femme sage et généreuse, une écrivaine dotée d’une grande aptitude à l’empathie. Cela est indéniablement vrai. Mais, à trop y insister, on risque d’obscurcir l’essentiel : la radicalité de son projet romanesque, ainsi que de sa critique de la société et de la littérature américaines. En guise de preuve, une seule citation suffit : « Je voulais simplement écrire une littérature qui soit irrévocablement, incontestablement noire, non pas parce que ses personnages l’étaient, ni parce que je l’étais, mais parce qu’elle assumait comme tâche créatrice et cherchait comme lettres de noblesse les principes reconnus et vérifiables de l’art noir. »
La Source de l’amour-propre, dernier ouvrage publié du vivant de Toni Morrison, rassemble quarante-deux discours et conférences où se donne à lire l’articulation entre sa critique de l’américanité et son esthétique romanesque. Cette articulation se fait par le biais de la question raciale. « Quelles qu’aient été les incursions faites par mon imagination, écrit-elle, le gardien, dont les clefs cliquetaient toujours à portée de mon oreille, c’était la race. » Pour Morrison, le problème de la race réside encore aujourd’hui au cœur de la nation américaine ; presque tous les débats publics, qu’ils portent sur l’économie, l’enseignement, le logement, le système de santé, la criminalité, les prisons, l’armée, etc., font implicitement référence à la question suivante : que faire des Noirs ?
Pour comprendre la centralité du problème de la présence afro-américaine, il faudrait remonter aux temps de la formation de l’identité nationale et voir comment s’est forgé le mythe de l’individualisme spécifiquement américain (le fameux self-made man). Le rêve américain, socle de cet individualisme, est celui de l’auto-engendrement d’un homme nouveau, autonome et libre, affranchi des servitudes de l’Ancien Monde. Et, selon Morrison, cet homme américain prototypique est, par essence, un homme blanc ; non pas parce que la couleur de la peau des immigrants venus d’Europe est blanche, mais parce que cet individu nouveau est, sur le plan imaginatif, « façonné et déterminé par la présence de l’Autre racial » : l’esclave noir, non libre et non autonome. « Ce qui est caractéristique du Nouveau Monde, affirme Morrison, c’était, premièrement, sa revendication de liberté et, deuxièmement, la présence de l’élément non libre au cœur de l’expérience démocratique : l’absence cruciale de démocratie, son écho, son ombre, son silence et sa force silencieuse dans l’activité politique et intellectuelle de certains non-Américains. Les traits distinctifs de ces non-Américains étaient leur statut d’esclave (…) et leur couleur. »
Morrison considère que l’esclavage américain a ceci de particulier qu’il s’est transformé en « ténacité du racisme ». Les esclaves étaient identifiables par des signes raciaux, par la couleur de leur peau, ce qui, une fois l’esclavage aboli, a entravé la capacité des générations ultérieures à se fondre dans la population générale, perpétuant le mépris attaché au corps noir. « Dans ce racisme, le corps-esclave disparaît, mais le corps noir demeure et se transforme en synonyme de population pauvre, en synonyme de criminalité et en déclencheur d'une politique publique » qui, en jetant un nombre monstrueusement élevé de Noirs en prison, reconstruit le corps-esclave afin de produire une main-d’œuvre gratuite.
L’Autre racial est consubstantiel non seulement à l’identité de la nation américaine, mais aussi à sa littérature canonique. Pour Morrison, la présence noire est essentielle à la compréhension de la littérature américaine (blanche) car, tout simplement, celle-ci a pour thème majeur la construction d’un nouvel homme blanc. Cette littérature aurait donc pour obsession la question de la noirceur, une obsession souvent refoulée ou reléguée à l’arrière-plan. En analysant certains classiques du roman américain tels que Huckleberry Finn et Moby Dick, Morrison tente de démontrer que la noirceur maîtrisée ou supprimée s’est objectivée dans la littérature américaine sous la forme d’un personnage noir ayant pour fonction d’incarner ou d’exorciser les hantises du nouvel homme blanc ; selon cette perspective, le rôle joué par ce personnage noir a contribué largement à fournir à cette littérature ses caractéristiques distinctives.
Au sein d’une telle littérature, et dans une société pareille, l’individu noir a pour fonction, entre autres, de servir à la construction et à la consolidation de l’identité blanche. Il est exploité, littéralement et métaphoriquement, et l’on parle à sa place, tandis que la parole ne lui est presque jamais accordée. Comment peut-il alors, au sein de ce système politique et culturel, retrouver une voix qui lui est authentique ? Selon Morrison, cela a déjà été accompli : les Afro-Américains ont créé leur propre culture, dont le jazz (en tant que musique, mais aussi en tant que phénomène culturel dépassant la sphère de la musique) n’est qu’un élément parmi beaucoup d’autres. Pour pouvoir parler authentiquement de son peuple, Toni Morrison a décidé d’écrire non pas contre le regard des Blancs, mais en dehors de lui. Autrement dit, elle s’est assigné une tâche d’une radicalité inouïe, tout en sachant que sa pleine réalisation est probablement impossible : écrire des romans en se situant totalement en dehors de l’histoire littéraire occidentale qui, d’après elle, est dominée par le regard omniscient et la voix omniprésente du maître blanc.
Mais en gelant toute dette littéraire envers l’Occident, que lui restait-il, en tant que matière première, pour construire son univers romanesque ? Trois éléments ou sources d’inspiration : sa propre mémoire, les récits d’esclaves et la culture noire, c’est-à-dire l’art, la musique, les mythes, le folklore et la tradition orale créés par les Afro-Américains pour exprimer leur vécu. « Dès le début, écrit-elle, j’ai revendiqué un territoire en insistant pour être définie comme femme de lettres noire exclusivement intéressée par les facettes de la culture africaine-américaine. J’ai fait ces déclarations catégoriques pour imposer à tous les lecteurs cette visibilité dans la culture africaine-américaine et la nécessité de cette culture à mon travail (…) Cela me semblait un moyen d’enrichir le dialogue entre les cultures. »
La Source de l’amour-propre de Toni Morrison, traduit de l’anglais par Christine Laferrière, Christian Bourgois, 2019, 432 p.