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Culture - Commémoration

« Bach n’a jamais été aussi vivant qu’aujourd’hui »

Le musicologue français Gilles Cantagrel, grand expert du « cantor de Leipzig », revient sur les moments forts de la vie de celui qui a amplement mérité le titre de « père de la musique ».

Portrait de Gilles Cantagrel par le photographe Yann Arthus Betrand.

« Ne pleurez pas pour moi : je vais là où la musique est née. » C’est en prononçant ces mots que Jean-Sébastien Bach a rendu l’âme, il y a 269 ans, le 28 juillet 1750, une disparition qui marque la fin de l’époque dite baroque, née des balbutiements de la musique dite tonale. Génie musical incontesté, avec une production phénoménale de musique sacrée et profane, Bach a influencé des musiciens et compositeurs allant de Mozart jusqu’aux Beatles, et bien au-delà. Il partage, à travers chacun de ses chefs-d’œuvre, un portail vers le divin pour toute l’humanité. Le musicologue français Gilles Cantagrel, grand expert de Bach, creuse pour L’OLJ le passé à la découverte de « l’Homère de la musique », selon Wilhelm Furtwängler, qui a changé l’histoire de la musique savante, voire de la musique tout court.

« Je ne pense jamais prendre ma retraite. » C’est ainsi que se résume la vie du musicologue octogénaire qui vient de terminer son vingt-huitième livre. Ses titres parlent pour lui. Administrateur du Centre de musique baroque de Versailles, membre du conseil de surveillance de la Fondation Bach de Leipzig, maître de conférences à la Sorbonne et intervenant au Conservatoire national supérieur de musique de Paris ainsi que d’autres institutions de renommée internationale, membre d’honneur de la Neue Bachgesellschaft, Société Bach internationale de Leipzig, ancien vice-président de la commission musicale de l’Union européenne de radio-télévision, son parcours ne connaît pas de limites. « Toujours fou d’apprendre et passionné de transmettre ce que j’ai appris, je n’ai jamais arrêté, et je continue, à mon âge, à écrire, enseigner et donner des conférences en France, en Suisse, en Allemagne et au Canada », dit M. Cantagrel. Sa contribution dans le domaine de la musique savante lui a valu plusieurs décorations et ses publications ont été couronnées, à plusieurs reprises, par l’Académie Charles Cros et l’Académie des beaux-arts.

Ce spécialiste retrace les points forts de la vie de celui qui a amplement mérité le titre de « père de la musique ». Jean-Sébastien Bach, contrairement à tout ce que l’on répète à tort, a été intensément admiré de son vivant, à tel point qu’on en parlait comme du « mondialement célèbre musicien de Leipzig ». Cependant, il « ne s’est quasiment pas soucié de faire éditer sa musique, ce qui a, au début, limité le champ de ses admirateurs, mais ceux-ci n’ont jamais cessé de le vénérer », explique M. Cantagrel, en ajoutant que toujours de son vivant, Bach fut considéré par le fameux Padre Martini, esprit universel, comme le « plus grand musicien de son temps ». Plus tard, au XIXe siècle, Frédéric Chopin l’admirait et voyait en lui un génie absolu : « Avant de donner un concert, il ne travaillait pas ses propres œuvres, mais le Clavier bien tempéré de Bach, pour mettre sa pensée dans les meilleures dispositions. Car c’est bien la pensée et l’esprit qui guident les doigts de l’artiste au clavier, et non une seule mécanique digitale. Léonard de Vinci disait que “la peinture est une affaire de l’esprit”. Et Michel-Ange ajoutait : “On ne peint pas avec un pinceau, on peint avec son cerveau.” On peut en dire autant de la musique, et de celle de Bach en particulier. »



Un penseur en musique
Le testament musical du compositeur allemand fait, jusqu’à nos jours, partie des monuments de la musique classique et bénéficie d’une reconnaissance universelle dans l’histoire de la musique, à tel point qu’Albert Einstein a écrit : « Voici tout ce que j’ai à dire à propos de l’œuvre de Bach : écoutez-la, jouez-la, aimez-la, vénérez-la et taisez-vous. » Pourquoi ? Gilles Cantagrel semble avoir la réponse : « Le cas de Bach est assez particulier parmi les génies de la musique, en ce qu’il est un génie dans l’absolu, un génie de la pensée humaine, au même titre que Pythagore ou Platon, Léonard de Vinci, Pascal, Goethe ou Einstein, et quelques autres, bien sûr. Je veux dire en ce qu’il n’est pas seulement un compositeur de musique, mais aussi un penseur en musique. » À scruter l’architecture complexe de ses compositions, on peut y déceler l’imagination inépuisable du « bon ouvrier » qui va jusqu’au bout de son savoir-faire. À cet égard, Gilles Cantagrel indique qu’en matière musicale, Bach a synthétisé tout ce qui avait été écrit avant lui et l’a porté à un formidable point d’achèvement, tout comme une abeille qui fait son miel de tout le pollen qu’elle a collecté ou encore comme le sablier : « Il y a tout ce qui le précède, tout passe par lui, et toute la musique à venir procède plus ou moins de lui. » Et d’ajouter : « Toute sa pensée est l’émanation d’une pensée. Ainsi du genre de la fugue, par exemple, il n’y a pas de commune mesure entre ses fugues et toutes celles qui ont été écrites avant lui, dans leur considérable développement, leur complexité, leur profondeur, et leur poids de signification spirituelle, en particulier lorsqu’elles citent des chorals dont tout auditeur de l’époque connaissait les paroles. Il en est de même pour ses canons, très difficiles à déchiffrer, parfois extrêmement complexes. »

Il continue avec Les Variations Goldberg et comment, à partir d’une simple et ravissante sarabande, Bach a pu tirer trente variations qui sont « comme un raccourci de toute la musique occidentale pour clavier jusqu’à lui », ou comment, dans L’Art de la fugue, il parvient à extraire ces quatorze contrepoints d’un motif originel « en épuisant toute la substance du thème primordial : la naissance d’un monde » ! Et le musicologue français se pose la question : « Comment un esprit humain, sur une simple feuille de papier, est-il parvenu à élaborer ces microcosmes susceptibles de s’épanouir en de vastes univers sonores ? » Possédant d’une part la technique, mais d’autre part le pouvoir expressif, le cantor de Leipzig a su utiliser sa technique de composition assez complexe pour susciter les émotions de son auditoire. « Voyez Mozart, né seulement six ans après la mort de Bach.

Du jour où il découvre Le Clavier bien tempéré, sa musique ne sera plus jamais la même. C’en est fini des galanteries d’une musique aimable, destinée à plaire. Plus jamais. Il y a de la gravité dans la Petite Musique de nuit. Écoutez ses concertos pour piano ! » précise M. Cantagrel, confiant que le testament de Bach a enseigné à Mozart la profondeur, la gravité. Toute sa musique en porte la marque. Et il n’oublie pas d’évoquer Beethoven, Mendelssohn, Schumann, Brahms, et tant d’autres jusqu’à nos jours. Selon lui, même le jazz d’aujourd’hui se réfère, consciemment ou non, à la pulsation rythmique de Bach.

Résolu à consacrer sa vie à l’étude du compositeur considéré comme étant le plus grand génie musical de tous les temps, Gilles Cantagrel répond avec émotion sur cette relation qui le lie intimement à Bach : « J’aime passionnément toute la musique, mais pourquoi ai-je particulièrement rencontré Bach ? Pourquoi est-il devenu un ami, un confident, un père ? J’aimerais modestement vous faire la réponse que Montaigne fit à une semblable question après la mort de son jeune ami Étienne de La Boétie : “Parce que c’était lui, parce que c’était moi.” Il n’y a pas plus belle définition de l’amitié, de l’amour, d’une passion qui peut vous dévorer. » La musique de Bach a-t-elle toujours une place dans notre époque ? « Bach n’a jamais été aussi vivant qu’aujourd’hui ! Il nous exalte, il nous nourrit chaque jour. Et alors qu’il y a des musiques du soir et des musiques du matin, des musiques pour apaiser la souffrance et d’autres pour exalter la joie, la musique de Bach nous émeut et nous enrichit à n’importe quelle heure du jour ou de la nuit, quelles que soient les dispositions de notre âme. Quant à la musique “baroque” en général, je pense que l’on a mis sous cette étiquette le meilleur et le moins bon, les grands chefs-d’œuvre de Monteverdi, de Schütz, de Rameau, de Haendel et de Bach, et puis aussi du tout-venant utilisé comme musique d’ambiance dans les ascenseurs ou les salles d’attente… Il ne faut pas éroder l’émotion ni banaliser l’émerveillement », conclut Gilles Cantagrel.

« Ne pleurez pas pour moi : je vais là où la musique est née. » C’est en prononçant ces mots que Jean-Sébastien Bach a rendu l’âme, il y a 269 ans, le 28 juillet 1750, une disparition qui marque la fin de l’époque dite baroque, née des balbutiements de la musique dite tonale. Génie musical incontesté, avec une production phénoménale de musique sacrée et...

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"Résolu à consacrer sa vie à l’étude du compositeur considéré comme étant le plus grand génie musical de tous les temps..." Gilles Cantagrel est certainement le plus grand spécialiste français de la musique du grand Bach, et ce qu'il dit là est indiscutable! Mais je ne connais rien qui résume mieux la grandeur du Cantor de Leipzig que ce mot de Claude Debussy: "le vieux Bach, qui contient toute la musique..."

Georges MELKI

11 h 54, le 29 juillet 2019

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Commentaires (1)

  • "Résolu à consacrer sa vie à l’étude du compositeur considéré comme étant le plus grand génie musical de tous les temps..." Gilles Cantagrel est certainement le plus grand spécialiste français de la musique du grand Bach, et ce qu'il dit là est indiscutable! Mais je ne connais rien qui résume mieux la grandeur du Cantor de Leipzig que ce mot de Claude Debussy: "le vieux Bach, qui contient toute la musique..."

    Georges MELKI

    11 h 54, le 29 juillet 2019

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