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Liban - Table ronde

Lumières dans la nuit culturelle

« Le dialogue, devoir intrinsèque ou besoin éthique? » Sur ce thème, le mouvement des Focolare propose une réponse d’une brûlante actualité.

La table tronde à l’USEK : Marie Fayad, Nagi Karam, Jésus Moran, Antoine Messarra et Jeanine Jalkh, modératrice (de gauche à droite).

Pour ses 50 ans de présence au Liban, le Mouvement des Focolari a organisé la semaine dernière une table ronde à l’USEK, à laquelle se sont associés Jésus Moran, coprésident du Mouvement des Focolari, Antoine Messarra, chercheur et membre du Conseil constitutionnel, Marie Fayad, cheffe du département de philosophie à l’USEK, et Nagi Karam, archéologue. Adroitement modérée par Jeanine Jalkh, journaliste à L’Orient-Le Jour, et inaugurée par une intervention du recteur de l’USEK, le père Georges Hobeika, la table ronde portait sur un thème d’une brûlante actualité, mais présenté comme une question piège : « Le dialogue, devoir éthique ou besoin intrinsèque ? ». Le thème en vérité était : « Le dialogue, besoin intrinsèque et devoir éthique ».

Citant l’anthropologue Roger Bastide, cher à Salim Abou, Jésus Moran inaugure sa conférence sur ce constat : « Il ne fait pas de doute que le dialogue est une réalité émergente, un véritable signe des temps. Le paradoxe que nous vivons est celui-ci, et Roger Bastide l’exprime bien : l’humanité est plus prête que jamais à être elle-même, et pourtant elle se voit contrainte de reconnaître son incapacité à répondre à sa vocation. Nous vivons une sorte de “nuit culturelle”, une expression utilisée par Chiara Lubich, fondatrice des Focolari, quelques années avant de mourir (…). Dans cette nuit peut naître une nouvelle culture du dialogue. »

Parler en espérance

Jésus Moran parle en espérance. Car personne n’est dupe. Il suffit d’observer ce qui se passe autour de nous : l’État islamique autoproclamé a perdu son territoire, mais pas son emprise sur les jeunes esprits. Le Moyen-Orient tout entier vit en ce moment dans le « suspens » d’une nouvelle guerre entre les États-Unis et l’Iran, d’une guerre possible entre Israël et le Liban. En Syrie, la guerre continue de faire rage dans certaines régions. Turcs et Kurdes sont sur le pied de guerre. Le Yémen est en feu et son peuple est au bord de la famine. La bande de Gaza est impitoyablement ciblée par un État qui se veut exclusivement celui des juifs. Il a fallu que le pape François le demande à genoux pour que les massacres cessent au Soudan. En fait, nous ne sortons d’une guerre que pour entrer dans une autre, et le « dialogue » est en recul dans de nombreux pays. Des écrivains comme Amin Maalouf parlent d’un « naufrage des civilisation », d’autres comme Adonis de la mort de la civilisation occidentale.

En échange, certes, d’immenses efforts de réflexion, d’action et de prière sont déployés pour réagir à la montée de la violence. Le pape François et l’imam d’al-Azhar, Ahmad el-Taleb, en sont certains des grandes figures, et l’on ne doit pas minimiser l’importance de la déclaration d’Abou Dhabi sur la fraternité humaine, ni l’impact sur les relations islamo-chrétiennes de la déclaration de Beyrouth (2015) ou de la déclaration d’al-Azhar sur la liberté religieuse et la citoyenneté, ni les voyages que le souverain pontife effectue dans les pays islamiques : Égypte, Abou Dhabi, Maroc, etc.


La vérité anthropologique du dialogue

Ce que la conférence a voulu montrer, c’est que le dialogue n’est pas un vain mot, qu’il a une vérité anthropologique et qu’il est nécessaire d’en nourrir les racines. Au cœur du dialogue, les conférenciers situent le compromis – à ne pas confondre avec la compromission –, dont l’objectif final est de se rapprocher le plus possible de la vérité et de la justice, non de les bafouer.

Nous vivons dans un monde où beaucoup font désormais la sourde oreille à Dieu. « L’homme peut vivre à l’intérieur de sa vie terrestre sans éprouver le besoin de faire de Dieu un chaînon de sa maîtrise sur le monde », écrit Henri de Lubac dans Athéisme et sens de l’homme (Foi vivante, 1968, p. 53), parlant de l’immense basculement que fut le XIXe siècle sur le plan de la foi.

Mais là où cette civilisation triomphante se trompe, c’est que dans ses rapports avec l’être intérieur comme avec les autres cultures, dans ce monde technologiquement maîtrisé, la référence à Dieu reste indispensable et sa négation se fait au risque de l’anomie, comme l’ont montré des penseurs contemporains comme Marcel Gauchet (Le désenchantement du monde) ou Jean-Claude Guillebaud (Je n’ai plus peur). C’est l’intime conviction de Jésus Moran. « Le dialogue avec Dieu est le fondement du dialogue avec les hommes », écrit-il sans hésiter, se démarquant du solipsisme à la Descartes, où la réalité n’existe que comme conscience de la réalité, et du dogmatisme du type : « Il n’y a de réel que le matériel. »

Dieu veut nous parler

Jésus Moran citera à l’appui de sa proposition de très beaux passages de l’Ancien et du Nouveau Testament. Il commencera par ce passage du Deutéronome où Dieu parle aux hommes, sans que l’homme, comme la culture juive le redoutait, en meure (Deutéronome, 12). Dieu veut communiquer, dit-il. Du Nouveau Testament, il prendra le magnifique récit du dialogue avec la Syro-Phénicienne dont la fille était tourmentée par un esprit impur (Marc, 7), et qui vient demander sa délivrance.

« Jésus, écrit le conférencier, n’avait pas prévu une telle rencontre, et il réagit au début par un refus, mais la réponse que la femme lui donne l’interpelle. Jésus se laisse alors interpeller au point d’agir à l’inverse de sa réponse initiale. Cela fait penser que le dialogue avec la Syro-Phénicienne a agi à ce point sur la conscience de Jésus qu’il a compris à ce moment-là quelque chose de nouveau sur la volonté du Père. »

En somme, le dialogue avec Dieu est possible, il est même souhaitable, dit le philosophe. Il suffit, pour s’en convaincre, d’évoquer le « compromis » passé par Abraham avec Dieu, et son marchandage implacable en ce qui concerne la destruction de Sodome et Gomorrhe, quelle que soit par ailleurs l’historicité du récit.

« La boussole perdue » de Messarra

Pour rendre compte de la table ronde, il faudrait plus que ces quelques lignes. De Marie Fayad, retenons cette magnifique citation de Ghandi affirmant : « La passion de la justice m’a fait découvrir la beauté du compromis. » Elle citera aussi le philosophe Husserl qui parle de la nature « relationnelle » de la conscience, de l’art de l’écoute et du choix du « moment opportun » dans toute communication humaine.

Sur le thème proposé, Antoine Messarra dira : « Le dialogue est la condition de l’édification nationale au Liban. » Vérité élémentaire qu’il assortira d’un constat grave : « Sa boussole est perdue. »

Parlant d’expérience, Messarra qualifiera de « tragique » « le dialogue d’amour dans une situation de pouvoir ». Il passera aussi, trop brièvement hélas, faute de temps, sur les conditions du dépassement de la « lettre » de la religion, aussi bien dans la vie personnelle que sociale. Ce qui implique, par exemple, que « l’autre devienne mon prochain », et que dans le dialogue interreligieux, l’on aille à l’adoration de Dieu « en esprit et en vérité ».

Le penseur suisse Denis de Rougemont, directeur du Centre européen de la culture, était venu au Liban pour donner une conférence au Cénacle libanais, en 1962, sur le sujet « Le dialogue des cultures », rappelle Messarra. Rougemont y parlera du jeune État libanais qui s’est édifié « sur trois à quatre millénaires de sédimentations raciales et religieuses ». Messarra citera aussi ce magnifique extrait de la présentation de Michel Asmar : « Il n’y a que l’esprit qui se donne sans se perdre, et qui donne en s’enrichissant de ses propres dons, et qui reçoit sans être humilié de recevoir. »

Enfin, Nagi Karam retiendra l’attention de l’auditoire en montrant comment les cultures s’empruntent les unes aux autres des figures et des signes, pour former une nouvelle culture, métisse, qui les rapproche sans les confondre, non plus de façon violente, mais pleine de cet humour qui est comme une forme supérieure et pudique de la tendresse humaine. Ainsi, le « croissant au thym » ou « la croix sur la viande battue du kebbé », effets culinaires inattendus du « dialogue des cultures ».

« La convergence des courants culturels, si elle est mal gérée ou mal assimilée, peut rompre provisoirement le dialogue et favoriser la confrontation ; le pays perd alors son âme, sa liberté et sa paix, écrit l’archéologue. Par contre, si l’assimilation des nouveaux éléments étrangers se fait sans heurt, si le “dialogue” se déroule dans de bonnes conditions, le pays retrouve son âme et le Liban redevient le Liban. »

Oui, c’est bien ça : situés à la confluence de trois continents, nous n’avons d’autre choix que dialoguer ou perdre notre âme.

Pour ses 50 ans de présence au Liban, le Mouvement des Focolari a organisé la semaine dernière une table ronde à l’USEK, à laquelle se sont associés Jésus Moran, coprésident du Mouvement des Focolari, Antoine Messarra, chercheur et membre du Conseil constitutionnel, Marie Fayad, cheffe du département de philosophie à l’USEK, et Nagi Karam, archéologue. Adroitement modérée par...

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