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Agenda - Hommage au Dr Maroun Abi-Rached (1935-2014)

Peut-on être encore médecin dans l’ère des désirs infinis ?

Pour saisir la relation de mon père à la médecine, il faut remonter plus loin. Mon grand-père paternel était prêtre. On raconte qu’après quelques années à la faculté de médecine chez les jésuites, il tomba malade. Comme Jacob, il fit un vœu : « Si Dieu est avec moi et me garde pendant ce voyage que je fais... cette pierre, que j’ai dressée pour monument, sera la maison de Dieu. » (Genèse 28: 20-22). Il survécut et consacra sa vie à l’enseignement et au sacerdoce.

Le père Youssef Abi-Rached – « el-Khoury Youssef » comme l’appelaient les gens du village – curé de la paroisse de Wadi Chahrour au Mont-Liban, était loin d’être un prêtre ordinaire. Il combinait des fonctions sociales, morales et pédagogiques. Il était l’instructeur des enfants de notables druzes et enseigna les mathématiques et le français à plusieurs générations dans une école (aujourd’hui détruite) fondée au XIXe siècle par l’érudite Salimi Abi-Rached (sœur du tout aussi impressionnant Abboud Bey, le traducteur de Dante en arabe). Tous les paroissiens assistaient avec zèle à ses sermons. Il inspirait piété et droiture. Lorsqu’il se promenait dans les rues du village, les gens éteignaient leurs cigarettes et baissaient le ton.

Mon père fut marqué par cette discipline, mais il fut aussi le produit d’une remarquable éducation progressiste et révolutionnaire. Au Collège de la Sagesse à Beyrouth, ses compagnons de classe incluaient le poète Ounsi el-Hajj, le journaliste Walid Azzi, le dramaturge Raymond Gébara et le metteur en scène Antoine Moultaka. Ses années à la faculté française de médecine (à Beyrouth) et plus tard à Paris sous le mentorat du « père de la dermatologie française », le professeur Robert Degos à l’hôpital Saint-Louis, furent tout aussi formatrices. La révolte étudiante de mai 1968 l’avait particulièrement impressionné.

Une foule nombreuse accompagna ses funérailles. J’y ai rencontré des personnes de tous les milieux, des fonctionnaires, des militaires, des politiciens, des religieux, des intellectuels et des médecins. Mais une personne que je ne connaissais pas auparavant m’a le plus marquée. Cette personne m’a révélé que ce sont les pauvres qui étaient endeuillés car ils avaient perdu « le médecin des pauvres ». Ma perte personnelle était devenue collective.

La médecine pour mon père n’était pas une profession ordinaire, mais une vocation qui incarnait des valeurs transcendantales, notamment la tolérance, le respect de l’autre et la solidarité avec les plus démunis. Il déplorait l’appât exagéré du gain qui mène à la commercialisation de la médecine ainsi que l’effet corrupteur de l’industrie pharmaceutique. Pour lui, commerce et médecine appartiennent à des mondes diamétralement opposés. S’occuper des malades doit être un acte désintéressé.

Mon père était aussi le produit d’une conception welfariste de l’État où le système de santé joue un rôle sociopolitique majeur dans la vie des gens. Dans l’État-providence français l’accès aux soins médicaux et la protection de la santé sont des droits ancrés dans la Constitution et non des produits marchands comme c’est le cas aux États-Unis par exemple. Le contraste ne peut être plus frappant.

On pourrait dire que cette conception de la médecine est idéaliste, peut-être même désuète. Malgré cela, mon père refusait de considérer ses patients comme de simples clients ; c’étaient des malades dont le seul souci était de rétablir leur santé. L’exploitation et la maximisation du profit ne pouvaient être justifiés. La médecine était une version laïque du sacerdoce, et il incarna cette conviction jusqu’à sa mort.

Ce qui résumerait peut-être le mieux sa philosophie de la vie est une maxime de l’imam Ali ibn Abi Talib qu’il aimait citer : « La perfection est dans trois choses : la patience dans les malheurs, la retenue dans les désirs, la sollicitude envers les nécessiteux. »

Joëlle M. ABI-RACHED

MD PhD

Pour saisir la relation de mon père à la médecine, il faut remonter plus loin. Mon grand-père paternel était prêtre. On raconte qu’après quelques années à la faculté de médecine chez les jésuites, il tomba malade. Comme Jacob, il fit un vœu : « Si Dieu est avec moi et me garde pendant ce voyage que je fais... cette pierre, que j’ai dressée pour monument,...