Le Premier ministre a été désigné depuis 200 jours et rien n’indique qu’une solution est en vue. C’est cette stagnation, alors que la crise économique et financière devient pressante, qui pousse le président de la République à songer sérieusement à adresser une lettre au Parlement. Il ne s’agit nullement d’un ballon d’essai ou d’une menace, mais d’une hypothèse mûrement réfléchie, pour tenter de pousser vers le déblocage. Selon ses visiteurs, le chef de l’État ne veut surtout pas que la crise gouvernementale se transforme en crise de régime, car ce n’est pas le moment de remettre en question les équilibres politiques et confessionnels, alors que la région est dans une phase d’instabilité et que les facteurs internes, qu’il s’agisse de la présence massive des déplacés syriens ou de la crise économique et sociale, ne permettent pas des initiatives aventureuses.
Selon les visiteurs de Baabda, le chef de l’État ne cache pas le fait que la crise aurait pu être résolue plus facilement s’il y avait eu une réaction rapide. Mais plus le temps passe et plus les choses se compliquent, les deux parties en présence étant quasiment devenues otages de leurs positions et éprouvant de plus en plus de difficulté à se rétracter. De plus, les alliés ou prétendus tels des uns et des autres ajoutent de l’huile sur le feu et poussent à une plus grande radicalisation en haussant le ton, alors qu’il aurait fallu de la discrétion et de la sagesse pour résoudre ce problème.
C’est ainsi que le chef de l’État a au début appuyé le Premier ministre en insistant, dans son entretien télévisé à l’occasion du second anniversaire de son élection à la présidence, sur le fait que nul ne souhaite l’affaiblir, car il doit être fort pour pouvoir prendre des décisions importantes. Mais en même temps, il a reconnu que la revendication des députés sunnites était justifiée, puisqu’ils ont obtenu plus d’un tiers des voix sunnites. C’est pourquoi depuis le début, il a appelé à un dialogue entre les deux parties pour parvenir à un accord équitable. Mais le Premier ministre désigné s’est cantonné dans sa position de refus, ce qui a poussé les députés sunnites à radicaliser leur prise de position. Le chef de l’État a même demandé au chef du CPL et ministre des Affaires étrangères de mener une médiation pour rapprocher les points de vue, mais toutes ses propositions ont été refusées jusqu’à présent, y compris celle des 32 ministres, laquelle pourtant laisse à Saad Hariri 5 ministres sunnites sur six, sous prétexte qu’il ne veut pas créer un précédent en incluant un ministre alaouite dans le gouvernent, car selon lui les alaouites libanais seraient dans la mouvance de Bachar el-Assad (il avait pourtant deux candidats alaouites sur ses listes à Tripoli et au Akkar).
Pour toutes ces raisons, et surtout parce qu’il estime que la situation intérieure ne peut plus supporter cette stagnation, le président de la République s’apprête à utiliser une des prérogatives que lui donne la Constitution (l’article 53) en adressant une lettre au Parlement. Dans cette lettre, Michel Aoun compte revenir sur les exigences de la situation actuelle et rappeler que c’est le Parlement qui a accordé sa confiance au Premier ministre désigné. Dans cette désignation, le chef de l’État n’a d’autre rôle que celui de recevoir les différents groupes parlementaires et les députés indépendants pour qu’ils lui donnent le nom de la personnalité qu’ils choisissent pour former le gouvernement et ensuite celui d’additionner les voix obtenues par chaque personnalité citée, avant d’annoncer le résultat. La lettre aurait donc pour objectif de placer chacun devant ses responsabilités, et en particulier les parlementaires qui, eux, ont choisi de désigner Saad Hariri. Elle n’est donc pas dirigée contre ce dernier, mais simplement destinée à faire le point plus de six mois après sa désignation et à pousser les personnalités concernées à prendre en compte la gravité de la situation et à chercher des solutions.
Contrairement aux déclarations des deux anciens Premiers ministres Fouad Siniora et Tammam Salam, le chef de l’État ne serait donc pas en train d’empiéter sur les prérogatives du Premier ministre, mais d’utiliser les siennes en cherchant à provoquer un choc positif vers la formation du gouvernement. Cette lettre pourrait aussi être l’occasion de montrer s’il y a des pressions extérieures exercées sur le Premier ministre ou s’il s’agit d’un simple problème intérieur. Jusqu’à présent, toutes les parties politiques considèrent que ce qu’on appelle « le nœud sunnite » est un obstacle interne qui n’est pas tributaire des tensions régionales et internationales. La lettre adressée par le président de la République au Parlement pourrait être l’occasion soit de confirmer cette hypothèse, soit de la démentir.
En tout cas, si le chef de l’État envoie réellement la lettre qu’il serait en train de préparer, celle-ci devrait être lue dans le cadre d’une séance plénière. Si les députés du groupe parlementaire du Futur décident de se retirer, comme certains menacent de le faire, quelle serait alors l’attitude des dix députés sunnites qui ne sont pas dans ce groupe ? S’ils se retirent, cela signifierait qu’ils seraient en train de renier leur propre revendication, et s’ils assistent à la séance, celle-ci ne sera pas privée d’une présence sunnite et ne pourrait donc pas être considérée comme violant le consensus confessionnel et communautaire en vigueur. De même, si les députés décidaient de retirer leur confiance à Saad Hariri pour le désigner de nouveau dans le cadre de nouvelles consultations parlementaires à Baabda, cela signifierait que le Premier ministre (re)désigné devrait effectuer lui aussi de nouvelles concertations et recevoir ainsi le groupe des six, cette fois officiellement constitué dans le cadre de la « Rencontre consultative »...
Les subtilités libanaises sont illimitées, mais jusqu’à présent, elles n’ont pas encore permis de trouver une issue à l’impasse actuelle dans laquelle les différentes parties se sont volontairement ou non placées.
commentaires (10)
La balle est dans le camp irano-syrien. Point à la ligne.
Un Libanais
14 h 58, le 10 décembre 2018