Sur les rives du Bosphore, impossible d’échapper au grésillement des téléviseurs allumés. Ils sont partout : dans les épiceries, les salons de coiffure, les restaurants... À longueur de journée, les Turcs sont bercés par le flot de propos politiques diffusés par les chaînes d’information en continu. Mais depuis la fin de la campagne électorale pour les élections présidentielle et législatives il y a deux semaines, les discours enflammés des candidats ont été remplacés par les matchs de la Coupe du monde de football. C’était compter sans la cérémonie d’investiture du président de la République nouvellement élu. Cela tombe plutôt bien, il n’y a aucune rencontre du Mondial au programme ce lundi. Les yeux rivés sur l’écran, Muzaffer regarde Recep Tayyip Erdogan, l’air solennel, prêter serment face au Parlement. Ce père de famille d’une soixantaine d’années ne cache pas sa satisfaction : « Beaucoup de gens ici prédisaient qu’Erdogan serait contraint de disputer un second tour... Mais le reis a montré qu’il était toujours aussi populaire auprès des électeurs ! Notre pays a besoin d’un leader fort pour affronter les défis imposés par l’Occident. »
Et pour cause : la réélection de M. Erdogan entérine le passage de la Turquie d’un régime parlementaire à un régime présidentiel ultrarenforcé. Une réforme votée de justesse l’an dernier lors d’un référendum constitutionnel contesté. Dans les faits, le président de la République concentrera désormais entre ses mains l’ensemble des pouvoirs exécutif et même, en pratique, législatif. La preuve avec l’annonce du nouveau gouvernement, quelques heures seulement après le sacre officiel de Recep Tayyip Erdogan : comme prévu dans la nouvelle Constitution, le poste de Premier ministre a tout simplement disparu. « Même sous l’Empire ottoman, les sultans étaient accompagnés dans leur travail par un grand vizir qui était, en quelque sorte, l’ancêtre du Premier ministre, note Jean Marcou, professeur à Sciences Po Grenoble et spécialiste de la Turquie. Désormais, le président de la République nommera directement tous les ministres, et le gouvernement n’aura donc même plus besoin d’obtenir la confiance du Parlement. »
Bekir Özcan, lui, n’a pas regardé la cérémonie d’investiture de M. Erdogan. « J’ai autre chose à faire », coupe ce président de section du CHP, le principal parti d’opposition. Défenseur de la laïcité, gardien de l’héritage d’Atatürk (le fondateur de la République de Turquie en 1923) et farouchement opposé à l’abandon du régime parlementaire, le CHP a terminé en deuxième position de la présidentielle et des législatives du mois dernier. Un résultat logique, mais décevant, pour un CHP galvanisé par la campagne agressive de son candidat à la présidentielle, Muharrem Ince. Le parti de centre-gauche espérait pousser le candidat Erdogan dans ses retranchements et surtout obtenir la majorité des sièges au Parlement, à la faveur d’un accord électoral passé avec d’autres partis de l’opposition. Mais à l’arrivée, tous ses espoirs ont été douchés par Recep Tayyip Erdogan qui a obtenu 52% des voix dès le premier tour pendant que son parti islamo-conservateur, l’AKP, arrivait en tête des législatives avec 42% des suffrages.
« Nous gagnons du terrain... »
Malgré tout, avec 146 députés CHP élus à l’Assemblée nationale (sur un total de 600), Bekir Özcan continue de croire que son parti peut jouer un rôle sur l’échiquier politique en Turquie : « Le CHP n’est pas le seul parti au Parlement à être contre ce nouveau régime qui concentre tous les pouvoirs entre les mains d’un seul homme. On peut donc espérer, comme ça s’est passé lors de la campagne, que des partis de différentes couleurs politiques s’unissent dans une même opposition. » En revanche, du côté du HDP, le parti prokurde, qui a remporté 67 sièges au Parlement, le discours est moins optimiste : « Bien sûr, nous sommes satisfaits d’avoir des députés qui nous représentent à l’Assemblée nationale, commente Cihan Yavuz, le vice-président du HDP à Istanbul. Mais nous ne croyons plus qu’il soit vraiment possible de peser directement sur les décisions du gouvernement. Notre politique, on préfère la faire de manière quotidienne, dans la rue, en étant proches des gens et en écoutant leurs revendications. »
Encore un peu sonnée par les résultats de cette double élection, l’opposition n’a pourtant pas le temps de tergiverser. À peine réélu à son poste de président de la République, M. Erdogan a tenu à organiser une réunion pour avertir ses troupes de l’imminence d’un nouveau scrutin : les élections municipales, prévues en mars 2019. « Ce qui est frappant avec Recep Tayyip Erdogan, c’est que c’est un homme en campagne permanente, analyse Jean Marcou. Même si le score des dernières élections lui est largement favorable, il a toujours besoin d’être rassuré quant à la solidité de sa base électorale. » Pour Bekir Özcan du CHP, ce scrutin local est surtout une excellente occasion de reconquérir un peu de pouvoir : « Depuis plusieurs années, nous gagnons du terrain dans les grandes villes de Turquie, comme à Istanbul ou à Ankara. Nous pensons que les électeurs en ont marre de vivre dans des villes tenues par l’AKP et ont besoin de changement. »
Reste à savoir si, cette fois, ce besoin de changement dont parle tant l’opposition se concrétisera dans les urnes.
Moyen Orient et Monde - Turquie
Erdogan sacré, l’opposition déjà sur les dents
Le président a été investi lundi pour un nouveau mandat de cinq ans. Réélu confortablement dès le premier tour et disposant désormais de pouvoirs élargis, il devra tenter de rassembler avant les élections municipales, prévues début 2019.
OLJ / Thomas LECOMTE à Istambul , le 11 juillet 2018 à 00h00
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