Pendant plus de quarante ans, Jocelyne Saab a traversé les ruines et les révoltes, caméra au poing. Il y avait l’urgence de témoigner, mais aussi de sauver, au moins par les images, ce qui était sur le point de disparaître : traces d’espaces, d’ambiances comme de vies, menacées par les guerres et leur lot de violences. Elle aura filmé avec rigueur et obstination, avec humanité surtout, les grandes déroutes du XXe siècle : au Liban et en Égypte principalement, mais aussi en Syrie, au Golan, en Iran, en Irak ou au Kurdistan... « Elle a vu la fin d’un monde, la fin de l’idéologie arabe. Elle est de la génération de ceux qui ont cru et qui ne peuvent pas accepter qu’on ne peut plus croire à rien. Il s’agit maintenant de regarder les images de plus près », raconte Mathilde Rouxel, curatrice de la rétrospective dédiée par le Macam (Modern and contemporary art museum) au travail de Jocelyne Saab, à Byblos.
Rétrospective, l’exposition ne l’est que partiellement : il s’agit en réalité de son œuvre la plus récente, élaborée à partir de 2006, date charnière qui marque la bascule vers un travail de plasticienne. Si Jocelyne Saab n’a pas complètement laissé tomber la vidéo, elle s’est progressivement tournée vers les images fixes, tout en reconduisant l’ambivalence de sa production de cinéaste, entre documentaire et fiction.
Les ruines ont laissé place aux camps, et les immeubles de Beyrouth aux tentes de la Békaa : Saab immortalise désormais celles de réfugiés syriens, montées à partir de grandes bâches publicitaires où les portraits photoshopés de femmes sophistiquées côtoient ceux d’enfants démunis. Cette série photographique, réalisée en 2016, fait écho au court-métrage Un dollar par jour tourné un an plus tôt. Saab avait alors affiché dans la capitale, à Hamra et dans le centre-ville surtout, quartiers défigurés par le luxe, de grands panneaux sur lesquels était inscrit, comme une légende à la crise des réfugiés : « Comment vivre avec un dollar par jour. » Pas même une question, mais un constat : comme si, après avoir filmé la violence pendant près d’un demi-siècle, l’heure n’était plus pour Saab aux discours d’opposition, mais aux constats amers. « Elle a toujours eu une difficulté à accepter le discours dominant. Aujourd’hui, il n’y a plus de discours politique à tenir, on est à bout d’idées : elle ne prend aucun parti parce qu’il n’y a plus de parti à prendre, sinon celui du droit à une dignité humaine », explique Rouxel.
Dépasser le désastre
À cet égard, le passage à la photographie apparaît comme une façon de dépasser le désastre. Sur les toiles plastifiées accrochées aux murs du Macam qui présentent désormais les clichés monumentaux des enfants des camps, Saab a peint à la feuille d’or, comme pour restaurer ces images, et pallier l’indécence qu’elles accusent en leur donnant un statut d’icônes, avec toute la charge symbolique de la dorure.Jocelyne Saab a longtemps parlé de « résistance culturelle » – une expression qui a donné son nom en 2013 à un festival de cinéma – et, de fait, son travail consiste aujourd’hui à se ressaisir de ces images trop vues, trop commentées, sur lesquelles trop d’idéologies ont été imprimées sans qu’elles soient finalement jamais regardées, pour en creuser le sens, faire entrevoir un autre possible et, à travers celui-ci, peut-être une idée d’une justice plus humaine.
Résistance culturelle aussi, comme une lutte contre le fondamentalisme et l’emprise qu’il entend exercer sur les corps. Cela passe par une série de six courtes vidéos intitulées Café du genre, où des artistes parmi lesquels Joumana Haddad, Alexandre Paulikevitch ou encore Walid Aouni questionnent l’appréhension politique qui est faite du genre dans la région ; mais aussi à travers la série photographique au titre facétieux du Revers de l’orientalisme. Clin d’œil à Edward Saïd, elle présente des clichés – à la lettre – de ce que serait « Barbie chez les Arabes », déboulonnant avec ironie les ressorts de la perception des femmes occidentales en Orient.
Comme elle n’a jamais cessé de le faire, Jocelyne Saab donne une fois de plus la parole à ceux qui en sont habituellement dépossédés : une parole qui passe par la force des images, aussi bouleversantes que corrosives, et qui mettent à nu les artifices des idéologies mortifères et des silences coupables.
Macam Alita-Byblos, « Jocelyne Saab, la pionnière du cinéma libanais », jusqu’au 16 septembre 2018.Tel. : +961.3.271 500
Pour mémoire
Pour exister, Jocelyne Saab s’agite, et fait du bien là où elle passe
FELICITATIONS ET BON COURAGE !
13 h 02, le 14 juin 2018