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Liban - Témoignages

14 février 2005 : trois femmes racontent comment leur vie a basculé

Ihsan Fayed a perdu son mari, membre du service de sécurité de Rafic Hariri, lors de l’attentat du 14 février 2005, qui a coûté la vie à l’ancien Premier ministre. Photo Claire Grandchamps

Depuis 2005, le 14 février n’est plus, pour beaucoup de Libanais, un jour pour célébrer l’amour, mais un jour qui ravive des blessures. Ce jour-là, peu avant 13h, une explosion retentit à Beyrouth. Une camionnette piégée vient d’exploser au passage d’un convoi transportant Rafic Hariri, fauchant l’ancien Premier ministre et 21 autres personnes : un député, des membres de sa garde personnelle, des employés de l’hôtel Saint-Georges, de banques et commerces voisins, des passants... Parmi eux, Talal Nasser, membre du service de sécurité de M. Hariri, qui laisse derrière lui une épouse, Ihsan Fayed, et deux filles. Quelque 200 personnes sont également blessées. Dont Maria et Liliane, deux salariées de la branche de la banque HSBC en face de l’hôtel Phoenicia et donc jouxtant le lieu de l’attentat. Ces trois femmes reviennent pour L’Orient-Le Jour sur le jour où leur vie a basculé, il y a treize ans cette semaine. 

Blackout

Le matin du 14 février 2005, la journée débute « normalement » pour Ihsan, 43 ans, même si elle dit s’être rendu compte « après coup » de « petits détails particuliers ». « Talal était un peu pressé et était parti en pantoufles », se souvient-elle. Un peu plus tard, il l’appelle sur le téléphone qu’il lui avait offert la veille, lors d’un dîner en amoureux, pour lui dire au revoir. « D’habitude, on se disait juste au revoir à la maison », relève-t-elle. Ihsan était chez ses beaux-parents lorsque l’explosion fait vibrer les vitres. Quand un voisin lui dit que l’attentat ciblait Rafic Hariri, elle refuse de le croire. « Je ne voulais pas comprendre ce qui se passait », explique-t-elle. Un peu plus tard dans la journée, lorsqu’elle entend, à l’autre bout du salon de ses beaux-parents, quelqu’un dire que Talal est « mort en martyr », elle s’évanouit.

Liliane Khallouf et Maria Kasti se trouvent, elles, à la banque lorsque le souffle de l’explosion fait voler les vitres en éclats et retourne les bureaux. « La vitre qui se trouvait derrière moi est tombée et ma tête a été projetée contre mon bureau. J’ai entendu mon nez se briser, raconte cette femme, âgée d’une cinquantaine d’années. Puis je me suis évanouie. Quand j’ai repris connaissance, c’était l’enfer. Il y avait de la poussière, du sang partout, tout le monde pleurait. » C’est la même paroi vitrée qui s’écrase sur Maria Kasti qui, elle, n’a aucun souvenir de la déflagration et va passer une semaine dans un état de semi-conscience à l’hôpital.

Traumatismes

Pour Ihsan Fayed, la mort de Talal a été dévastatrice. « Dès qu’il était à la maison, il s’occupait de tout dans les moindres détails. Il était doux et généreux, et prenait toujours soin de ses filles », explique-t-elle. Depuis sa mort, dit-elle, elle fait « tout pour compenser l’absence du père ».

Devant désormais assumer toutes les responsabilités pour sa famille, elle contacte une psychologue pour l’aider à surmonter l’insurmontable : apprendre à Sara, sept ans, et Lynn, 5 ans, que leur père est décédé. « Je leur ai dit que leur père était au paradis, qu’il était un héros », raconte la jeune femme, dont la voix se brise et les yeux se remplissent de larmes. « Lynn a mis du temps à réaliser, elle était trop petite. C’était plus difficile pour Sara qui a dû aller chez un psychiatre », indique-t-elle. Au moment de l’attentat, Sara était devant la télévision. Un an après le drame, elle dira à sa mère, qui emmenait ses filles sur la tombe de leur « héros » pour la première fois : « J’ai tout vu, le feu, la fumée et ammo (tonton, surnom affectueux) Hariri, j’ai su qu’il était arrivé quelque chose à papa parce qu’il était toujours près de lui. »

Liliane Khallouf, elle, souffre depuis treize ans de forts vertiges. « Je ne peux pas lever la tête et regarder vers le haut sans en souffrir. Ni même me retourner dans le lit, les vertiges me réveillent. C’est très handicapant », dit-elle. Elle confie aussi ne plus supporter les sirènes d’ambulance : « Dès que j’entends une sirène, je tremble de façon incontrôlée. » Les choses ont également été difficiles à surmonter pour son fils. Malade en ce funeste 14 février, il n’était pas parti à l’école. Sa maman lui avait proposé de rester avec lui à la maison, ce qu’il avait refusé. « Il s’en est voulu pendant longtemps », indique Liliane Khallouf.

Victime d’un grave traumatisme crânien, Maria Kasti a perdu les sens du goût et de l’odorat. « Pendant de nombreuses années, cela m’a beaucoup déprimée, il est très difficile de perdre un sens », explique-t-elle. Cette perte a conduit à des situations qu’elle raconte aujourd’hui sur un ton léger, bien qu’elles auraient pu avoir de lourdes conséquences. « J’ai laissé plusieurs fois brûler le repas sans m’en rendre compte », dit-elle. Désormais, ajoute-t-elle avec humour, son mari est obligé de l’accompagner quand elle veut acheter du parfum.

TSL

Les trois femmes ont eu l’occasion de témoigner des conséquences de l’attentat sur leur vie devant le Tribunal spécial pour le Liban à La Haye en août 2017, une expérience qu’elles qualifient toutes de « difficile ». « Je tremblais pendant ma déposition et j’ai pleuré à la sortie du tribunal », se souvient Liliane Khallouf. Pour Ihsan Fayed, c’est la séance d’ouverture du procès qui a été la plus traumatisante. « Avec l’attentat, l’ouverture du TSL a été une des périodes les plus difficiles de ma vie. J’ai appris des détails sur l’attentat dont personne n’avait voulu me parler avant et qui m’ont fait revivre toute la période de la mort de Talal », explique-t-elle.

Toutes revendiquent leur droit à « connaître la vérité ». « Tout le monde veut savoir qui est responsable des souffrances de toutes ces familles qui ont perdu un proche », affirme Maria Kasti. « Les responsables doivent être punis », martèle Ihsan. « De toute façon, je pense que la plupart de ceux qui ont commis l’attentat sont morts aujourd’hui », lâche, quant à elle, Liliane Khallouf. Le TSL a inculpé cinq responsables et cadres du Hezbollah pour leur implication dans l’assassinat de Rafic Hariri. Un procès par contumace s’est ouvert en janvier 2014, mais le parti chiite a toujours démenti les accusations portées contre lui.

Les différents allers-retours entre Beyrouth et La Haye ont permis aux victimes de tisser des liens entre elles. « Nous étions un groupe d’une dizaine de personnes à nous rendre à l’ouverture et à la séance de témoignages, indique Maria Kasti. Ça aide, de partager, de rencontrer d’autres gens. »

Aujourd’hui, Liliane et Maria travaillent toujours dans le secteur bancaire. Presque chaque jour, un vertige ou un parfum à jamais imperceptible leur rappelle ce qui s’est passé il y a treize ans. Mais l’une comme l’autre relativisent. « On s’habitue à tout et, d’une certaine façon, j’ai eu de la chance, estime Maria Kasti. Mon médecin m’a dit que c’était un miracle que j’aie survécu. » « Je suis vivante, et je remercie Dieu pour cela », renchérit Liliane Khallouf.

À Koraytem où elle réside, Ihsan Fayed regarde grandir ses filles, dont elle parle avec beaucoup de fierté. Si Saad Hariri continue de « payer personnellement » le salaire de Talal, « comme s’il était toujours là », la jeune femme a néanmoins voulu travailler il y a sept ans. Elle a trouvé un poste dans une agence de voyage. « Maintenant que les enfants sont grands, c’est plus facile », dit-elle. La semaine dernière, elles ont fêté les vingt ans de Sara. « Elles deviennent de jeunes femmes, j’espère que Talal les regarde avec fierté », déclare Ihsan en essuyant ses larmes.

Depuis 2005, le 14 février n’est plus, pour beaucoup de Libanais, un jour pour célébrer l’amour, mais un jour qui ravive des blessures. Ce jour-là, peu avant 13h, une explosion retentit à Beyrouth. Une camionnette piégée vient d’exploser au passage d’un convoi transportant Rafic Hariri, fauchant l’ancien Premier ministre et 21 autres personnes : un député, des membres de...

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