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Idées - Institutions

Oligarchies communautaires, société civile et système électoral

Vatcheh NOURBATLIAN . Professeur universitaire, ambassadeur du Liban

«Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants. Ils ne sont que ses commissaires. Ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle. Ce n'est point une loi. »
Rousseau : «Du Contrat social» (1762)

Avec le blocage à répétition des mécanismes institutionnels du système politique libanais, tel que le grippage de l'élection présidentielle ou les crises de formation du gouvernement, et plus récemment l'incapacité à élaborer une « loi électorale juste et représentative » (entreprise qui traîne depuis des années), l'oligarchie libanaise – confédération des chefferies confessionnelles du pays – semble arriver au bout de ses appétits et contradictions affairistes, camouflés en revendications des « droits » de leurs communautés respectives. Le problème avec ces oligarchies qui se nourrissent du business du communautarisme, c'est qu'elles survivront à cette dernière crise relative à la « loi électorale », au détriment évidemment et de la « démocratie » et du Liban.

 

Du rite des élections à la démocratie formelle
Fondé sur le mythe fondateur de la convivialité et du vivre-ensemble et les rituels des « élections » dans une démocratie parlementaire, le système politique libanais, loin d'assurer les droits des communautés, ne peut en fait qu'œuvrer pour le consensus et le partage du gâteau entre les chefferies confessionnelles en quête de toujours plus d'avantages et de privilèges politiques et matériels. Et ce dans le cadre d'un État de pure forme, incapable d'assurer les services les plus élémentaires, comme l'approvisionnement en eau et en électricité. Un État devenant, au fil des années, de plus en plus bureaucratique, prédateur et parasitaire.

Les rituels de pure forme de la « démocratie représentative », en l'occurrence les « élections », ne sont évidemment pas le propre du système politique libanais. Ces rites électoralistes fondent naturellement le mythe de la « démocratie parlementaire » qui affirme que les élections, en l'occurrence les « votes », sont la condition nécessaire et suffisante de la démocratie. Et si dans les pays développés ces rites sont accompagnés par des mécanismes institutionnels rigoureux qui en corrigent les effets factices ou pervers, il n'en est pas de même dans les pays en voie de développement politique, comme le Liban où les « votes », en général téléguidés, ne peuvent être synonymes d'« élections » libres, et par conséquent aspirer au statut de légitimité démocratique.

À cet égard, il reste toujours utile de se rappeler le « vote » idéal typique, lors des élections partielles du Metn de 2002 opposant Gabriel Murr à Myrna Murr. L'on se souvient, lors de ce scrutin, de cette bonne dame descendant d'un autocar transportant des électeurs, à qui le correspondant d'une chaîne de télévision demandait pour qui elle allait voter. Et la dame de répondre avec enthousiasme : « Michel Murr. » Elle devait cependant rapidement se ressaisir lorsque le journaliste lui fit remarquer que Michel Murr n'était pas candidat. L'électrice devait alors sortir de sa pochette un bout de papier sur lequel était inscrit le nom magique du candidat pour lequel elle devait impérativement « voter ». Toute cette farce électorale a débouché, par ailleurs, sur la nomination surréaliste par le Conseil constitutionnel d'un troisième candidat, ayant obtenu... 2,5 % des « voix ».

Neutralisés par les promesses ou les menaces, le clientélisme rampant, la tentation de se laisser entraîner par la corruption et la violence symbolique que font peser les armes miliciennes ou l'arbitraire du Conseil constitutionnel, les « électeurs » libanais ne sont donc, en fait, dans leur écrasante majorité, que de simples « votants » désabusés, abattus ou résignés, reflets d'une mythique démocratie purement « formelle », folklorique et rituelle. Ces « votants » sont écrasés par un sentiment incoercible d'impuissance face à l'omnipotence de cette oligarchie du pouvoir communautaire. Ces votants oublient que si la fatalité peut s'acharner sur les hommes sous la forme de maladies qui les frappent on ne sait pourquoi, et d'accidents qui leur arrivent on ne sait comment, il n'y a pas de fatalité en politique. Ils oublient que pour surmonter cette fatalité fictive ou imaginaire, il suffit de passer de la démocratie « représentative » à la démocratie directe et participative.

À force de matraquage de la part des appareils idéologiques étatiques, à la solde des oligarchies modernes, les citoyens du monde, qui ne sont en fait dans leur majorité que des « sujets » impuissants, ont fini par admettre que pour vivre en « démocratie » et en paix, il suffit simplement d'aller « voter » pour « élire » des « représentants » qui incarnent la « volonté générale » du peuple, et qui par conséquent ne peuvent agir que pour l'intérêt général. Le comble dans cette mystification idéologique, qui concentre la « souveraineté populaire » entre les mains d'une oligarchie de « représentants » omnipotents, c'est qu'elle prétend s'appuyer sur la pensée de Rousseau, alors que ledit Rousseau affirmait assurément le contraire dans le Livre III de son Contrat social : « La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu'elle ne peut être aliénée ; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point. »
Et pour appuyer son idée de la « démocratie directe », articulée autour du principe d'autogouvernement du peuple souverain, il ajoutait : « Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants. Ils ne sont que ses commissaires. Ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle. Ce n'est point une loi. »

Et c'est dans la mouvance de cette même philosophie portant sur la « démocratie directe », refusant la confiscation ou le hold-up de la souveraineté populaire par des représentants de commerce politique grassement payés par les contribuables, que s'inscrivait l'article de Jean-Paul Sartre, publié en janvier 1973 dans les Temps modernes et intitulé : « Élections, piège à cons ». Article qui, au-delà de la critique de la démocratie parlementaire libérale, prônait le développement alternatif de formes citoyennes d'autogouvernement, dans lesquelles les députés, révocables, ne seraient que les rédacteurs des lois et non leurs concepteurs. Ils seraient les serviteurs et non les maîtres méprisants et cyniques du peuple assujetti et des citoyens « atomisés » et « sérialisés » face à des imposteurs déguisés en « sauveurs » de la patrie et/ou en hommes providentiels.

Toutes ces « élections » bidon resteront donc des pièges à cons et des parodies qui cachent mal des nominations/cooptations oligarchiques, surtout au Liban où l'on connaît à l'avance, bien avant la publication des résultats, ceux qui seront les heureux « élus ». Et où l'on se moque royalement des avis de la base ou de la société dite civile, engluée dans la toile d'araignée du communautarisme, balisée, ratissée, traversée de part en part par les relais de l'oligarchie et contrôlée par ses sophistes, ses brokers, ses intellectuels organiques, ses chiens de garde et ses hommes liges. Et peu importe le programme de ces « élus », peu importe qu'ils soient chrétiens ou musulmans : leur allégeance et leur loyauté à l'oligarchie, leurs logiciels communautaristes leur donnent leurs titres de noblesse et passent bien avant leur attachement à la démocratie et au pays.

Et une fois élus, ces « représentants » du peuple, arrogants et aristocratiques, oublieront cette mascarade, ce cirque burlesque qui aura fasciné, amusé, occupé l'espace d'une « élection », cette canaille, cette populace, cette plèbe méprisable qu'ils nomment et qui se nomme « société civile », et qu'ils savent fortement conditionnée par son instinct grégaire de troupeau communautaire. Et une fois dégrisée, cette société dite « civile » pourra toujours revenir à ses remontrances habituelles, à ses critiques et ses vociférations délirantes, à ses revendications, à ses pathétiques et dérisoires manifestations de rue, à son échelle immobile et sa grille des salaires de misère, à ses insultes à répétition genre « Les parlementaires ? Tous voleurs » et « Le Parlement ? La caverne d'Ali Baba ». Cause toujours...

 

De la démocratie oligarchique à la démocratie directe
Il est clair que les « élections » parlementaires, avec des « lois électorales » taillées sur mesure par ceux-là mêmes qui ne pensent qu'à assurer leur autoreconduction, ne pourront jamais changer ou ébranler l'oligarchie du pouvoir au Liban. Oligarchie libanaise dont les forfaits sont légion et les ruses infinies et qui a vendu en 1969 le Sud-Liban aux Palestiniens dans le cadre des accords du Caire, et légalisé en 1989 la « bienveillante » occupation syrienne du Liban dans le cadre de l'accord de Taëf, sous couvert de « relations fraternelles » et particulières. Oligarchie qui parle de l'abolition du « confessionnalisme politique », mais oublie que ce qu'il faudrait abolir c'est le « confessionnalisme social » générateur de ce même confessionnalisme politique.

Oligarchie lâche et servile qui a « exceptionnellement » violé, trois fois de suite et chaque fois pour une seule fois, la Constitution, afin de permettre l'accession et le maintien anticonstitutionnel à la présidence de la République de l'homme de paille de la Syrie baassiste, et dont le président éternel lui tapotait la joue, lors de visites officielles. Oligarchie borgne qui s'accommode d'une justice sélective/vindicative qui poursuit les tueurs de Abra mais laisse courir les assassins du « 7 mai ». Oligarchie pourrie et corrompue qui grâce à son « immunité » échappe à toute reddition de comptes politique ou judiciaire, ignore la séparation et l'alternance des pouvoirs, non contente d'avoir envahi les différents segments de l'État et colonisé l'administration publique. Oligarchie qui pratique le cumul incompatible des mandats représentatifs et ministériels, et se régénère en votant royalement des lois de prorogation de son propre mandat parlementaire.

Reste évidemment l'ultime rêve, l'ultime utopie de l'établissement de la démocratie directe au Liban avec l'instauration de la décentralisation régionale qui rendra le pouvoir confisqué à son propriétaire légitime, en l'occurrence le peuple souverain. Et ce en rendant possible l'autogestion ou l'autogouvernement régional par le biais de conseils municipaux, de conseils de caza et de conseils de mohafazat, tous élus au suffrage universel et sur la base proportionnelle et dans lesquels les caïmacams ou les mohafez ne seraient que les « commissaires » du gouvernement central et non ses « représentants » plénipotentiaires. L'inconcevable renforcement du pouvoir des caïmacams ou des mohafez, sous le fallacieux prétexte de la « décentralisation » telle que préconisée par l'accord de Taëf, ne peut que servir les intérêts de l'oligarchie qui les a nommés et renforcer le jacobinisme léniniste ou mussolinien de « l'État central et fort » qui hante son inconscient collectif, fascisant et totalitaire.

C'est d'ailleurs à cette tâche de démystification de cet oxymoron, de dénonciation de cette schizophrénie constitutionnelle taëfienne de l'établissement d'un « État central et fort », qui serait en même temps initiateur de « décentralisation », que devraient s'atteler les forces laïques, républicaines et progressistes du pays, enfin réunies dans le cadre d'une fédération nationale des associations et ONG de la société civile. Une telle « fédération » devrait être capable de s'opposer démocratiquement aux pratiques prédatrices de la Confédération des oligarchies communautaires qui finiront par mener le pays à son effondrement.
Et que personne ne dise que ce rêve ou cette utopie est irréalisable. Il suffit de jeter un coup d'œil sur l'éblouissante expérience suisse. Et que personne ne dise que le Liban n'est pas la Suisse de l'Orient. Il peut l'être demain. Reste à s'y engager avec la force, la volonté, la vigilance et la persévérance de ses fils et le projet de refondation de cette société civile enfin réveillée de ses tropismes et de sa torpeur communautaires.

Professeur universitaire, ambassadeur du Liban

«Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants. Ils ne sont que ses commissaires. Ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n'a pas ratifiée est nulle. Ce n'est point une loi. »Rousseau : «Du Contrat social» (1762)
Avec le blocage à répétition des mécanismes institutionnels du système politique libanais, tel que le...

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TRIBUS !

LA LIBRE EXPRESSION

20 h 14, le 11 juin 2017

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Commentaires (2)

  • TRIBUS !

    LA LIBRE EXPRESSION

    20 h 14, le 11 juin 2017

  • L'inconcevable renforcement du pouvoir des caïmacams ou des mohafez, sous le fallacieux prétexte de la « décentralisation » telle que préconisée par l'accord de Taëf, ne peut que servir les intérêts de l'oligarchie qui les a nommés et renforcer le jacobinisme léniniste ou mussolinien de « l'État central et fort » qui hante son inconscient collectif, fascisant et totalitaire. CENTRALISME ET DEMOCRATIE SE REPOUSSENT SE CONTREDISENT QUI DIT CENTRALISME DIT DICTATURE QUI DIT DEMOCRATIE DIT DECENTRALISATION VOULOIR L'ETAT CENTRAL ET FORT ET EN MEME TEMPS VOULOIR LA DECENTRALISATION C'EST COMME VOULOIR UN BON DIEU QUI SERAIT AUSSI EN MEME TEMPS DIABOLIQUE POUR LENINE ET SES COPAINS/COQUINS REVOLUTIONNAIRES LE COMMUNISME C'ETAIT DU "CENTRALISME DEMOCRATIQUE " EN D'AUTRES TERMES C'ETAIT UNE DICTATURE DEMOCRATIQUE POUR LES LENINE LIBANAIS QUI ONT REDIGEE TAEF IL EST POSSIBLE D'AVOIR EN MEME TEMPS ET UN ETAT CENTRAL ET FORT ET UNE DECENTRALISATION DEMOCRATQIUE AU SERVICE EVIDEMMENT DE L'OLIGARCHIE ETERNELLE DES PERES,DES FILS ,DES NEVEUX ET DES GENDRES SUBLIMES

    Henrik Yowakim

    12 h 46, le 10 juin 2017

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