Rechercher
Rechercher

Culture - Rencontre

Antoine et Latifé Moultaka, 58 ans de conjugalité et de théâtre

Il y a des images indélébiles, des idées phares. Comme celle de ce couple mythique, voué corps et âme au théâtre à son âge d'or.
Antoine et Latifé Moultaka, toutes proportions gardées, c'est un peu nos Jean-Louis Barrault et Madeleine Renaud nationaux.

Depuis le début, le théâtre est omniprésent dans la tête.

Antoine et Latifé Moultaka... Aujourd'hui, rattrapé par un âge vénérable (84 ans pour lui, 85 ans pour elle), le couple a les cheveux blancs comme neige et le geste un peu incertain. Comme une enfance renversée... Mais le regard brille telle une escarboucle dès que le mot théâtre est évoqué. Brusquement, la jeunesse cravache le sang, les souvenirs affluent, la cavalcade du passé surgit (plus d'une vingtaine de pièces, d'innombrables rôles au petit écran et récemment au cinéma) et s'emballent les mots...

Fumeurs invétérés, cheminée ambulante, cigarettes en main (avec fume-cigarettes, protection contre le tabagisme oblige), ils parlent de leurs 33 ans de carrière professorale à l'Université libanaise (et plus de trente générations formées au monde de la scène), mais aussi de la flaque de lumière qui était leur nerf moteur, leur miroir indispensable et l'essence de leur vie. Sans doute émergent dans leur mémoire, guère encombrée, mais toujours claire comme cristal quand il s'agit des feux de la rampe, les noms de Lady Macbeth, Électre, Antigone, Oreste...

Antoine, fils de Wadi Chahrour, et Latifé, fille de la Békaa, étaient nés pour se rencontrer et se retrouver sur les planches et sous les spots. Un joli maktoub, comme on dit en termes populaires levantins. Et malgré de petites querelles-chamailleries, secret discours de tous les couples (qui va raconter quoi le premier, par exemple), l'atmosphère est à deux tourtereaux qui ne savent qu'être ensemble.
Cinquante-huit ans de conjugalité et trois enfants, tous dans leur sillage de la recherche, non dramaturgique, mais scientifique et artistique. On nomme Gilbert, pour la physique, Jihane, pour l'astrologie, et Zad, musicien et plasticien national, qui défendra les couleurs du Liban d'ici à quelques mois à la Biennale de Venise.

Plus d'un demi-siècle de labeur pour l'univers dramaturgique et quelque poussière de regrets pour faire davantage et mieux... Mais la guerre, brutale et sans rémission, est venue tout souffler et saper.
Maintenant ils déclinent toute mondanité ou sortie vers l'extérieur. Sans l'ombre d'une agora ou démophobie : ils sont juste plus rassurés dans leur chez-soi. Un bon verre d'arak pour Antoine Moultaka, l'ordinateur et le portable pour Latifé Moultaka, et leur conversation pour meubler le silence ou faire taire un peu la télé qui n'arrête pas de beugler, tourner. Mais le théâtre est omniprésent dans la tête. Ce qui se fait autour d'eux? Pas très informés, mais toujours curieux d'en savoir plus dès que l'occasion se présente.

Pour celui qui fut un Caligula de Camus à la voix péremptoire et aux rêves tenaces, et pour celle qui fut la vieille dame rancunière de Dürrenmatt, voilà deux artistes qui ont donné le premier coup d'éclat et de lustre au lever de rideau en langue arabe. Une langue taillée sur mesure (avec des traductions de bon aloi, une subtile libanisation), de grands classiques, tels Les Mouches de Sartre, ou des textes de Tchekhov, Pirandello, Albee, Lorca, etc., pour appâter et drainer le public dans les années 60, où remplir les salles de théâtre était peu évident. Une gageure relevée, un pari réussi, un destin assumé.

Par-delà une carrière mouvementée, des soirs de Rachana devenus un must pour l'élite et les intellectuels (Jack Lang a craqué pour ces clairs de lune schéhadiens) au théâtre Maroun Naccache (devenu vivier des acteurs de la générationentre-deux-guerres), l'aura charismatique sur scène du couple ainsi que l'exigence des cours dispensés à la faculté des beaux-arts de l'UL (actuellement sages retraités) ont contribué à l'amorce de l'évolution du monde de la scène locale.

Avec la stridence et la rapidité des temps modernes, avec la jeunesse et les multiples sollicitations des techniques en vitesse de croisière, changement de ton, d'attitude, de comportement, d'expression et d'éloquence. Mais les fondements et la pierre angulaire, jetés par deux impétueux et incorrigibles théâtreux, étaient solides et bien avenus. Racines d'un univers qui n'a pas fini d'étendre ses ramifications et dont l'esprit fédérateur continue à circuler. Il n'y a pas de théâtre sans passé. Les Moultaka en sont l'âme et sa part invisible. Mais parfaitement perceptibles de par leur legs précieux.

---

 

« Le théâtre n'a pas sauvé le Liban... »

Un questionnaire de vingt maillons, pas serrés et axés sur le passé, mais libres et libérateurs. Et des réponses tout aussi libres, pertinentes, un grain pimentées, loin d'être vaseuses, certainement générationnelles, mais où, souvent, la voix des deux, miraculeux phénomène d'osmose et de fusion, n'en fait qu'une. Pour diverger quand même en arrondissant les angles, sans trop s'éloigner l'une de l'autre, comme un tendre cheminement duel. Dans une complicité d'une légèreté de plume ou de réplique non dénuée d'humour, d'une pointe d'ironie et de savoureuse autodérision. Une complicité tendre et sans fard, douce comme une poignée de main et complémentaire.

Quel est le déclic qui vous a poussé à faire du théâtre ?
C'est l'esprit de recherche. C'est une prise de conscience devant le vide et la vacuité de la scène en langue arabe. Le théâtre n'était pas du menu de sortie des Libanais. Et de sa vie culturelle. C'est Antoine qui s'est chargé d'en apporter les prémices et les fondements. J'étais pour une carrière d'avocate, donc je n'avais encore aucun argument pour l'univers des planches.

Quels sont vos acteurs préférés dans la génération actuelle ?
C'est difficile à dire, il y a tellement de bons acteurs, déclare Antoine. Mais je peux nommer Nicolas Daniel. Quant à Latifé, sa préférence va à Alecco Daoud.

Quelle est votre définition du théâtre ?
Pour Antoine, le théâtre, c'est l'acteur. Pour Latifé, le théâtre, c'est la meilleure façon de s'exprimer.

Le genre de théâtre auquel vous êtes allergiques ?
D'un commun accord : le vulgaire !

Le pire cliché au théâtre ?
En un accord total : le mélodrame.

Votre meilleur souvenir ?
Pour Antoine, c'est Caligula, en tant qu'acteur et metteur en scène. Georges Schéhadé lui aurait dit en substance : « Vous m'avez rappelé les meilleurs moments de Gérard Philippe. » Latifé trouve que sa prestation de la vieille dame de Dürrenmatt est importante, mais encore plus, peut-être, son personnage de Barjoutt dans Daet el-Tassé (La Cruche cassée), de Heinrich von Kleist.

Un rêve, un désir inassouvi ?
Au départ de notre entreprise et projet théâtral, disent-ils d'un commun élan, c'était faire le divorce avec le théâtre occidental. Et trouver un langage nouveau pour l'Orient. Le théâtre européen était cartésien. On a voulu pour le Liban un théâtre participatif. Et c'est ainsi qu'on a débouché sur le théâtre expérimental. Avec une ligne à la Constantin Stanislavski, un enseignement fondé sur le vécu des acteurs. Pour Latifé, la tentative était celle d'un perfectionnement du théâtre et l'accès à de nouvelles scènes pour notre pays. Le désir, ou le rêve inassouvi reste, disent-ils, comment placer le public. Nous avons expérimenté le public assis de part et d'autre de la scène. Ainsi que celui panoramique, c'est-à-dire en rond, et les acteurs au milieu. Restait à mettre le public au milieu et les acteurs autour, mais la guerre nous en a empêchés ! Notre devise, quoi qu'il arrive ou soit arrivé, est immuable : plus on donne plus on s'enrichit...

Votre dernière folie ?
Faire de la cuisine, lancent-ils dans un rire presque enfantin. Et Antoine d'ajouter, absolument sérieux et non pince-sans-rire : J'aime la cuisine de ma femme !

Vos livres de chevet ?
Arsène Lupin pour Antoine. Latifé lit très rarement. En ce moment, elle est délicieusement plongée dans un livre qui parle de Zad, signé Zeina Saleh Kayali. Elle est accro au Net et préfère pianoter sur le clavier de son ordinateur.

Qu'est-ce qu'il y a dans vos iPod ?
On a des smartphones. Antoine ne s'intéresse pas beaucoup à l'outillage technologique, pour ne pas dire qu'il le hait totalement. Latifé est viscéralement liée à WhatsApp et écoute les nouvelles du Liban et Lebanon24...

Un homme de théâtre qui vous fascine ?
Pour Antoine, ce sont Orson Wells et Laurence Olivier. Pour Latifé, ce sont Vivien Leigh et Marlon Brando.

Quels sont vos défauts ?
Antoine est brusquement perplexe en tirant sur sa barbe blanche de patriarche. Puis il se hasarde à dire : Je ne sais pas. Sans doute nerveux, très nerveux ! Latifé de sourire malicieusement et d'ajouter : Moi je suis patiente, très patiente...

Et quelles sont vos qualités ?
Antoine, sans hésiter : Un très bon cœur, jusqu'à la stupidité... Latifé cette fois ne trouve pas et avance : Je suis patiente, comme je viens de le dire. Ça doit être à la fois une qualité et un défaut ! Mais aussi je suis curieuse... de tout.

Ce que vous ne supportez pas chez les autres
Le mensonge et le manque d'humanité.

La musique qui vous met de bonne humeur ?
Les deux apprécient la musique classique. Lui, Beethoven, elle, Chopin...

Si vous aviez une machine à remonter le temps, quand vous arrêteriez-vous ?
Latifé lance : Je ne veux pas remonter le temps. Antoine si, il veut revenir au temps de Shakespeare !

Qui sont les gens qui vous font rire ?
Les politiciens ! (Les deux sont bien d'accord).

Ce qui vous donne de l'espoir ?
Là aussi réponse commune, en un cri du cœur : Nos enfants !

Le théâtre peut-il sauver le monde ?
Non, le théâtre n'a jamais sauvé le monde. Il n'a pas sauvé la France, il n'a pas sauvé le Liban...

Un lieu pour fuir le monde ?
Ici, ce coin où nous sommes assis. Ce vestibule, la petite antichambre de notre salle de séjour...

 

 

Dans nos archives
Antoine et Latifé Moultaka : le théâtre, c'est une vie

Antoine et Latifé Moultaka... Aujourd'hui, rattrapé par un âge vénérable (84 ans pour lui, 85 ans pour elle), le couple a les cheveux blancs comme neige et le geste un peu incertain. Comme une enfance renversée... Mais le regard brille telle une escarboucle dès que le mot théâtre est évoqué. Brusquement, la jeunesse cravache le sang, les souvenirs affluent, la cavalcade du passé...

commentaires (0)

Commentaires (0)

Retour en haut