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Hommage à mon père, Béchara Yordan Obégi

À notre porte cette année, la mort a frappé deux fois.
Le temps qu'il fait au Liban ces quelques jours nous rappelle que nous ne sommes que poussières dans l'univers. L'événement qui nous rassemble aujourd'hui confirme qu'une poussière peut devenir une étoile... Mais si l'enfant qui naît n'a aucune certitude sur ce qui l'attend, il peut néanmoins être sûr qu'un jour viendra où la mort frappera à sa porte et lui demandera de la suivre. Il aura alors beau jeu de se battre, de se démener...
Je ne vous parlerai pas de la mort de mon père, je ne vous dirai pas combien je suis triste aujourd'hui qu'il ne soit plus parmi nous ; je ne me morfondrai pas devant Dieu et les hommes car l'amour que je porte à mon père m'ordonne... de célébrer aujourd'hui cette vie intense qui lui a donné des joies et des peines, mais surtout, surtout, la chance d'accomplir ce qu'il a entrepris.
Mon père n'aimait pas les feux de la rampe. Je parlerai de lui car il n'est plus là pour que, mû par sa modestie légendaire, il m'ordonne de me taire. Humble, mon père aimait accomplir de grandes choses.
Minutieux, il savait laisser les autres travailler, au risque qu'ils commettent ce qu'il ne pourra plus rectifier.
Il savait fédérer, indiquant avec beaucoup de douceur et d'humilité le chemin, reconnaissant pourtant aux autres le droit de prendre leur juste part de la paternité du succès.
Jamais son respect de la tradition ne freina sa passion pour la nouveauté ; je le revois encore il y quarante ans se promener fièrement, et plein de joie, dans la salle du Crédit libanais où il avait fait installer le gigantesque ordinateur, dont la mémoire tiendrait aujourd'hui dans une minuscule carte à puce.
Il sortait des sentiers battus, mais n'avait cure de prouver à quiconque son intelligence, car il avait le culte du résultat qui ne trouvait qu'une grande limite : le souci que son comportement soit gouverné par les règles de l'éthique.
C'était un capitaine d'industrie qui posait les pierres d'une entreprise une à une, avec patience, ordre et organisation. S'il avait un grand respect pour le génie, il croyait surtout aux vertus du travail. Les idées intelligentes ne le satisfaisaient pleinement que lorsqu'elles résistaient au test suprême, test ultime, le test du « bon sens ».
Il savait voir le verre, aujourd'hui vide... demain, débordant d'eau. Un ami de mon père m'a dit un jour : aux pires moments de sa vie, Béchara voyait toujours la lumière au fond du tunnel. Et son optimisme têtu finissait par être contagieux.
Mais mon père m'en voudrait si je ne rappelais pas que c'est aux liens indéfectibles qui l'unissaient à son frère Henry qu'il doit la grande œuvre.
Les deux frères se partageaient les rôles dans une chorégraphie dont eux seuls connaissaient l'alchimie secrète. Joseph Khoros, leur compagnon d'armes, disait qu'ils pouvaient se passer le témoin lors d'une réunion, en échangeant des mots rares, compris d'eux seuls, et que celui qui rentrait reprenait la discussion à l'endroit exact où l'autre l'avait laissée.
Ensemble, ils ont, pendant 75 ans, fait mentir tous les jours le mythe des deux frères, qui, à l'aube des temps bibliques, ont cru pouvoir fixer à tous les frères à venir un destin de rivalité, de haine et de meurtre.
S'ils avaient tout échoué, Béchara et Henry auront réussi un merveilleux modèle de fraternité dont le succès matériel ne fut que la résultante.
Je rends hommage à leur longue alliance, leurs liens indéfectibles.
De tout ce qu'il a réussi, mon père, là où il se trouve, est d'abord fier d'avoir indiqué à ses fils et ses petits-enfants le chemin de l'union.
Mais son culte de la famille n'empêcha jamais cet homme de toujours partir. Inlassable voyageur, mon père a visité plus de
pays qu'un ambassadeur des Nations unies, à l'époque où les voyages avaient encore un parfum d'aventure, un arrière-goût d'exploration, où l'on pleurait encore en disant au revoir au mari, au père qui prenait l'avion. Au Costa Rica, au Japon, aux États-Unis, en Suède, il a voyagé pour vendre dans les années 70 des tapis, fabriqués à l'usine de Safra. Son aventure n'avait-elle pas commencé par un grand arrachement à son Alep natale, ne finit-elle pas aujourd'hui par le grand et définitif voyage ?
Mais s'il aimait partir, qu'il ne m'en veuille pas : de mon cœur il ne partira jamais. Nul ne meurt, tant que vivent ceux qui l'ont aimé.
Par mes actes tous les jours, et mes pensées, je te garderai vivant.
Repose en paix, mon père.

Yordan OBÉGI

À notre porte cette année, la mort a frappé deux fois.Le temps qu'il fait au Liban ces quelques jours nous rappelle que nous ne sommes que poussières dans l'univers. L'événement qui nous rassemble aujourd'hui confirme qu'une poussière peut devenir une étoile... Mais si l'enfant qui naît n'a aucune certitude sur ce qui l'attend, il peut néanmoins être sûr qu'un jour viendra où la mort...