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Vers la fin des frontières de Sykes-Picot ? - Eclairage

Vers la fin des frontières de Sykes-Picot ?

« Briser la frontière Sykes-Picot » : telle était la légende de la première photo, datée du 10 juin, d'une série de clichés diffusés sur les réseaux sociaux par Daech, en référence aux accords signés entre la Grande-Bretagne et la France prévoyant le partage du Moyen-Orient à la fin de la Première Guerre mondiale.

Image diffusée par le compte Twitter al-Baraka le 11 juin 2014, censée montrer des militants de Daech passant la frontière entre l’Irak et la Syrie. Photo AFP

Le 11 juin, deux jours après le début de sa spectaculaire offensive en Irak, l'État islamique en Irak et au Levant (EIIL, Daech) diffusait sur Internet des photos de jihadistes aplanissant au bulldozer un mur de sable entre la Syrie et l'Irak, comme un symbole de son objectif d'unifier ses forces dans les deux pays.
Sur ces images diffusées sur des sites islamistes et sur Twitter, on voit les jihadistes passer au bulldozer au milieu d'un mur de sable, créant ainsi une piste qu'empruntent ensuite des camions et des voitures, tandis qu'un insurgé brandit le drapeau noir de l'EIIL. La première photo de la série de clichés est datée du 10 juin et porte le titre « Briser la frontière Sykes-Picot », en référence aux accords signés entre la Grande-Bretagne et la France prévoyant le partage du Moyen-Orient à la fin de la Première Guerre mondiale.
Sur Twitter, le hashtag #SykesPicotOver s'est également répandu comme une traînée de poudre, repris notamment en chœur par ceux qui se revendiquent de la mouvance fondamentaliste.
Entre la guerre civile qui ensanglante et divise la Syrie, l'offensive des jihadistes sunnites de Daech face au pouvoir chiite du Premier ministre Nouri al-Maliki en Irak et leur objectif affiché de créer un État islamique transfrontalier, les tensions intercommunautaires au Liban, les crises qui agitent la région en ce moment débordent les frontières étatiques. Est-ce pour autant la fin des accords Sykes-Picot qui ont dessiné les contours des États de la région ?
Éléments de réponse.

 

À quoi ressemblait la région avant Sykes-Picot?


Avant le 16 mai 1916, date de la signature des accords Sykes-Picot, les pays du Levant, à savoir le Liban, la Syrie, l'Irak, la Jordanie et la Palestine actuels, sont tous des provinces arabes de l'Empire ottoman qui s'étend de la rive sud de la mer Noire jusqu'en Afrique du Nord, en passant par ce que sont aujourd'hui les pays du Golfe.
En déclin surtout depuis le XIXe siècle, l'Empire ottoman perd toutefois le contrôle de la région, et les influences européennes s'installent solidement, notamment celle de la France au Liban et en Syrie, et celle de la Grande-Bretagne en Irak et en Palestine.
« En 1914, les provinces arabes de l'Empire ottoman se trouvaient sous l'influence collective et multiforme des puissances européennes, auxquelles s'ajoutaient les États-Unis. Les Jeunes-Turcs, au pouvoir depuis 1908, cherchaient à se débarrasser de ces ingérences permanentes, mais au prix d'un centralisme autoritaire qui suscitait l'émergence d'un mouvement autonomiste arabe prêt à chercher des appuis chez les Européens », écrit Henry Laurens dans Le Monde diplomatique.
Avec le déclenchement de la Grande Guerre de 1914-1918, l'Empire ottoman, dirigé par les Jeunes-Turcs (mouvement nationaliste qui souhaite redonner à l'empire sa place dans la région), s'aligne avec l'empire allemand contre les forces de la Triple-Entente (France, Royaume-Uni, empire russe). C'est le début de la fin pour les Ottomans. Dans un contexte de contestation croissante, le nationalisme arabe s'est concrétisé, notamment avec la grande révolte arabe de juin 1916-1918 pendant laquelle le roi hachémite, le chérif Hussein de La Mecque, soutenu par les Britanniques, se soulève contre le joug ottoman pour créer son royaume, censé s'étendre d'Alep en Syrie à Sanaa au Yémen. Ce projet tourne court, les Britanniques n'honorant pas leur promesse après avoir conclu, en mai 1916, les accords secrets de Sykes-Picot avec la France, accords qui prévoient le dépeçage de l'Empire ottoman et la répartition de ses territoires arabes entre les deux puissances.

 

Que sont les accords de Sykes-Picot ?


Les accords de Sykes-Picot, du nom du conseiller diplomatique britannique Mark Sykes, et du premier secrétaire français de l'ambassade à Londres François-Georges Picot, chargés de tracer les frontières de l'Arabie britannique d'une part, et de la Syrie française d'autre part, sont signés le 16 mai 1916 par les diplomates français et britanniques, respectivement Paul Cambon et Edward Grey, après plusieurs mois de négociations.
Mais ce n'est qu'après la fin de la Grande Guerre et l'éclatement de l'Empire ottoman, lors de la conférence de San Remo (nord de l'Italie), du 19 au 26 avril 1920, que les frontières actuelles de la région sont dessinées. Regroupant Britanniques, Français, Italiens, Japonais, Grecs et Belges, la conférence scelle le sort des pays arabes de la région, sans prendre en compte les aspirations nationalistes des populations arabes. La France devient ainsi la puissance mandataire de la Syrie et du Liban, et le Royaume-Uni de l'Irak et de la Palestine. À noter qu'en 1917, le Britannique lord Balfour avait déjà annoncé, dans une déclaration, être en faveur de l'établissement d'un foyer national juif en Palestine.

 

Quelles sont les frontières de Sykes-Picot?

 


Les accords de Sykes-Picot entraînent la division de la région en cinq zones :
– deux zones d'administration directe (bleue pour la France et rouge pour le Royaume-Uni) ;
– deux zones d'influence (A pour la France et B pour le Royaume-Uni) ;
– et une zone comprenant la Palestine et ses lieux saints, placés sous régime international (zone brune).
La France se voit ainsi confier une administration directe de la zone bleue allant du littoral syrien jusqu'à la Cilicie. La Grande-Bretagne est, elle, chargée, de la zone rouge allant de la Mésopotamie jusqu'à l'actuel Koweït.

 

Est-ce la fin de Sykes-Picot?


La crise irakienne marque-t-elle le début d'une nouvelle ère et la fin des accords de Sykes-Picot et de la région telle que nous la connaissons depuis 1920 ?


Tout en reconnaissant que « les frontières communautaires au Moyen-Orient sont dans une phase mouvante, comme on le voit en Irak », Barah Mikail, chercheur principal au centre européen Fride, estime qu'« il est encore trop tôt pour enterrer l'héritage de Sykes-Picot ».
« Non », ce n'est pas la fin des accords Sykes-Picot, assure également Arthur Quesnay, doctorant à la Sorbonne et chercheur associé à l'Institut français du Proche-Orient (IFPO).


« Il ne faut pas oublier les dynamiques politiques internes à la crise irakienne. Les groupes arabes sunnites de l'insurrection irakienne sont majoritairement composés d'ex-baassistes et d'éléments très nationalistes. Ces derniers cherchent avant tout une redistribution des cartes politiques au sein des frontières de l'État irakien. Pour les groupes sunnites, il est question d'obtenir plus d'autonomie locale. Ce processus est engagé depuis 2005-2006 et prévu dans la Constitution irakienne. Mais (le Premier ministre irakien Nouri al-) Maliki a saboté ces demandes d'autonomie, cherchant à centraliser à l'extrême son pouvoir », souligne M. Quesnay.
Les Kurdes irakiens, eux, bénéficient d'une large autonomie mais restent fortement dépendants de l'État central en matière de politique économique et de diplomatie, poursuit-il : « Ils font partie intégrante du jeu national et négocient d'ailleurs leurs gains territoriaux récents. »
Des propos sur lesquels M. Mikail s'accorde, évoquant ainsi « des frontières virtuelles internes » dont « il faut tenir compte », et « qui donnent une illusion d'éclatement du pays ».


Quant aux revendications des jihadistes, M. Quesnay précise que « l'EIIL a un programme régional opportuniste qui s'appuie sur des crises locales pour s'étendre. Son objectif est de créer un conflit confessionnel régional afin de mettre la population sunnite de son côté ». Pour le chercheur, quand l'EIIL emploie le slogan de la fin de Sykes-Picot, « il s'agit d'abord d'un coup médiatique ».
« Son programme politique est très abstrait et difficile à concrétiser », poursuit le chercheur, qui rappelle que « depuis 2011, l'EIIL a défini une nouvelle stratégie qui passe par la territorialisation et le contrôle de population. Ce projet n'a pas encore abouti et se heurte au refus frontal des populations ». Plus encore, « les groupes alliés de l'EIIL veulent, à travers cette crise, renégocier le pouvoir avec l'État irakien », tout séparatisme étant ainsi écarté.
Arthur Quesnay rappelle enfin que « le système international structure fortement les frontières régionales » et souligne que « les intérêts occidentaux en Irak et dans la région sont énormes ».


Si la fin des frontières de Sykes-Picot n'est pas pour tout de suite, Barah Mikail estime néanmoins que « le système postcolonial est bel et bien en crise, et il est très probablement en train de prononcer son dernier souffle. Cependant, une agonie peut aussi s'avérer très longue. La réorganisation des frontières héritées de Sykes-Picot est à prévoir à terme, mais elle n'interviendra qu'en second lieu, après que les communautés de la région se furent réorganisées en termes territoriaux et de pouvoir. Sykes-Picot pourra donc célébrer son centenaire sans souci ».

 

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