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Culture - Spectacle

La danse sur le fil du rasoir...

Au bord du gouffre dans un monde arabe bouleversé et bouleversant : la danse moderne pour expression sociale, humaine et politique. Vaste et téméraire sujet d’inspiration ! Au théâtre al-Madina (Hamra), avec une chorégraphie signée Nancy Naous, un homme et une femme dansent sur le fil du rasoir, sur la bouche entrouverte d’un volcan crachant feu et venin...

Chorégraphie pour un monde en transition. Photo Sami Ayad

Pour une salle peu remplie, une scène presque vide. Sauf un vieux fauteuil scotché de «shlick-shlock» (Velcro) et une penderie avec accessoires de sex-shop pour femme. Et du noir surgit un rayon de lumière, comme un chemin, éclairant une paire de chaussures marron lustrée, portée par une jeune femme, toute frêle.
En référence, probablement, au titre du spectacle, These Shoes are Made for Walking (Ces chaussures sont faites pour marcher). Un titre-phare en 1966 d’une chanson – qui est encore sur toutes les lèvres – et qui a fait la gloire de Nancy Sinatra. Titre et mélodie qui se sont invités par la suite à la guerre au Vietnam et au film de Stanley Kubrick, Full Metal Jacket. Toujours dans le sillage de la guerre, du fracas des armes et de la violence, mais cette fois elle revient dans un essai chorégraphique, au sein du monde arabe. Sans qu’on la fasse vivre sous les feux de la rampe: c’est un peu comme la Cantatrice chauve de Ionesco...
En ouverture, la jeune danseuse, à petits pas hésitants et mesurés, avance en psalmodiant et égrenant, avec un chapelet de vocables qui deviennent graduellement inaudibles, «Bismillah al-Rahman al-Rahim» (Au nom de Dieu le très miséricordieux)...
Et s’installe le chaos d’un monde obscur et obscurantiste avec les deux danseurs qui s’agitent, dos nus, au public. Muscles tendus, omoplates serrées, nuques raides, biceps gonflés, comme pour un match sur un ring invisible, un dur combat avec des forces et des vents contraires et
contradictoires.
En des mouvements saccadés et amers, nerveux et convulsifs émergent le désarroi, le mal-être, l’inconfort, la perte de repère, la frustration, les tabous, l’interdit, la brimade, le règne aveugle du manque d’épanouissement. Des gestes névrotiques et désespérés, avec quelques échappées belles, notamment cette danse à deux, brusquement harmonieuse et charmante, pour quelques pas de «dabké» et des trémoussements levantins parfaitement dans le trend «chabablaki». Sur un air entraînant où les mouvements des corps épousent en toute juvénile énergie la courbe des notes.
Si le malaise social et la colère environnante, toujours en surenchère paroxystique sur les tribunes arabes, ont des bouffées indomptables, le sexe est aussi visé, dans ses outrances et les stratagèmes de le laisser à l’âge de pierre, sans le moindre soupçon de liberté et de libération. Incarnation de ce sujet encore tristement controversé, une jeune fille qui se cadenasse littéralement, tout en se bâillonnant avec une muselière et se couvrant les yeux d’épais «goggles» qu’on oserait à peine arborer dans les eaux chlorées d’une piscine. La dénonciation est claire : interdiction de parler, de voir, de vivre librement.
Sur ce schéma grinçant et tendu qui a toutes les allures d’un procès à un monde régi par le déni aux vivants d’être dans un contexte de modernité, cette danse sur des charbons ardents reste un moment de réflexion. Réflexion sur une partie du monde qui se décarcasse lourdement de son passé pour une mutation de toute évidence douloureuse. Quoique l’enjeu de l’entreprise n’est pas toujours transparent ou facilement perceptible.
La parité femme-homme des danseurs (Dalia Naous et Nadim Bahsoun) s’acquitte consciencieusement de la tâche. Celle de donner corps et sensualité, sans complexe ni provocation mais avec pertinence, à cet univers de funambule entre répression, besoin de rêve et aspiration à davantage de paix et de liberté.
La musique a sa part de réussite dans cette danse dévoilant certes des secrets de Polichinelle, mais ouvrant la brèche à une quête de discernement, d’humanité moins aveugle et sourde aux besoins élémentaires des citoyens. Une musique, avec bruitages sonores, signée Waël Kodeih, où rythmes, cadences et sifflements reptiliens, fatals ou sans issue, ont des résonances entre appels à la vie et menace de mort.
Même avec des moments creux et certaines longueurs répétitives, These Shoes are Made for Walking est un courageux et original essai de danse contemporaine pour un monde arabe en ébullition. Un monde en chaos, dont le langage parcellaire et contradictoire reste encore une énigme à élucider...
Pour une salle peu remplie, une scène presque vide. Sauf un vieux fauteuil scotché de «shlick-shlock» (Velcro) et une penderie avec accessoires de sex-shop pour femme. Et du noir surgit un rayon de lumière, comme un chemin, éclairant une paire de chaussures marron lustrée, portée par une jeune femme, toute frêle. En référence, probablement, au titre du spectacle, These Shoes are Made...

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