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« C’est parce qu’il est flou que le processus de paix entre Turcs et Kurdes peut tenir » - Éclairage

« C’est parce qu’il est flou que le processus de paix entre Turcs et Kurdes peut tenir »

Le début du retrait du PKK soulève plusieurs interrogations, sur le processus lui-même et sur ses conséquences. Trois experts reviennent pour « L’Orient-Le Jour » sur le conflit.

Des combattants du PKK en train de se replier dans le nord de l’Irak.  Firat News Agency/STR/AFP

Les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ont amorcé leur retrait de Turquie vers le nord de l’Irak, une opération qui s’inscrit dans le cadre d’un processus de paix pour mettre fin à près de 30 ans de conflit sanglant, mais qui s’annonce délicate. De l’avis de nombreux observateurs, le repli des combattants a commencé avant la date du 8 mai, qui n’a qu’une portée symbolique.
Le PKK a précisé qu’il resterait fidèle à son engagement de quitter le territoire turc dès lors qu’il n’était pas attaqué par les forces turques. Le nombre de rebelles kurdes présents en Turquie est estimé à 2 000, auxquels s’ajoutent 2 500 autres en Irak.
Le retrait constitue la deuxième phase concrète du processus de paix engagé entre le PKK et Ankara, après l’annonce d’un cessez-le-feu unilatéral fin mars. Le chef du PKK emprisonné à vie, Abdullah Öcalan, avait ainsi appelé le 21 mars ses troupes à un cessez-le-feu et au retrait, dans le cadre de négociations de paix qu’il mène depuis la fin de l’année dernière avec les autorités turques. Le numéro deux du PKK, Murat Karayilan, a précisé que le retrait s’achèverait en automne.
Ce conflit durant depuis des années, il serait légitime de s’interroger sur l’arrivée au pouvoir en Turquie du Parti de la justice et du développement (AKP), et s’il a joué un rôle moteur dans les négociations avec les Kurdes, par opposition à la politique nationaliste du courant laïc. Didier Billion, directeur adjoint de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS), souligne que l’AKP n’a pas le même rapport avec l’appareil d’État turc, ni avec l’idéologie qui a été le serment de cet appareil d’État depuis la proclamation de la république en 1923. « De ce point de vue, il n’y a pas une idéologie jacobine unificatrice telle qu’elle a été développée par les partis kémalistes depuis 90 ans. L’AKP a un rapport plus pragmatique de la question des minorités. » Le spécialiste indique mettre entre guillemets le mot minorité parce qu’en Turquie, ils ont copié le modèle français, et ce terme n’existe pas en tant que tel dans les textes juridiques, constitutionnels, etc. « En même temps, l’AKP est beaucoup moins crispé et beaucoup plus opportuniste que les kémalistes, ce qui a été un facteur probablement important pour débloquer la situation de conflit qui existait entre l’appareil d’État et les Kurdes », poursuit M. Billion.

Marginalisation
Olivier Grojean, maître de conférences en science politique à l’Université d’Aix-Marseille, en délégation au CNRS et spécialiste de la question kurde, abonde dans le même sens, indiquant qu’il est clair que l’arrivée de l’AKP a permis de débloquer la situation, « même si le parti du Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a lui-même bénéficié de l’arrestation d’Abdullah Öcalan en 1999. Pourquoi ? D’abord parce que l’AKP (et ses prédécesseurs islamistes Fazilet et Refah), au contraire des partis kémalistes ou ultranationalistes, fonde moins ses discours sur l’ethnicité que sur l’identité religieuse. Ensuite, sans doute par crainte de connaître le même sort que l’ancien Premier ministre Necmettin Erbakan en 1997 (le coup d’État “postmoderne”) et dans l’objectif de se rapprocher des critères de Copenhague (tout du moins dans la première moitié des années 2000), M. Erdogan a tout fait pour marginaliser l’armée dans la vie politique : réduction du rôle du Conseil national de sécurité (MGK), suppression des Cours de sureté de l’État, intransigeance lors du scandale Ergenekon qui avait révélé l’existence d’une organisations secrète chargée de renverser le gouvernement, et finalement soumission de l’armée au pouvoir civil au sein du Conseil militaire suprême. Cela signifie que pour la première fois depuis 1980, le dossier kurde n’est plus aux mains des militaires. Enfin, il faudrait ajouter la concurrence électorale entre l’AKP et le parti prokurde BDP dans les régions à majorité kurde de Turquie, où les autres partis, de la gauche kémaliste (CHP) aux ultranationalistes (MHP), ont quasiment disparu. De fait, les efforts de l’AKP pour affaiblir les partis kurdistes dans le sud-est de la Turquie n’ont pas abouti aux élections législatives de 2011, ce qui a sans doute incité le parti islamo-conservateur à chercher une autre solution pour gagner les voix kurdes ».
Jean Marcou, professeur à Sciences Po Grenoble et chercheur associé à l’Institut français d’études anatoliennes d’Istanbul (IFEA), estime quant à lui que « résoudre la question kurde ne présente presque que des avantages pour un gouvernement civil turc. Cela peut permettre à la Turquie d’améliorer ses relations avec l’Union européenne et plus généralement avec ses alliés occidentaux, de développer économiquement les provinces kurdes du Sud-Est, enfin d’adoucir les mœurs du régime politique turc en réduisant en son sein le recours à la législation d’exception et les crispations nationalistes. Toutefois, la fin de ce conflit est aussi une planche de salut pour un PKK en perte de vitesse, englué dans un discours idéologique dépassé et dans un culte du chef d’un autre âge ».

Dynamique en Syrie
Outre la situation interne turque, le conflit qui ravage la Syrie déjà depuis plus de deux ans a également accéléré le processus de paix entre les Kurdes et la Turquie. Sur ce point, Didier Billion estime qu’incontestablement, « la dégradation de la situation en Syrie et la politique de Bachar el-Assad vis-à-vis des Kurdes de Syrie sont inquiétantes pour les Turcs ». Pour expliquer son point de vue, il donne un exemple qui s’est déroulé l’année dernière. À la fin du mois de juillet 2012, plusieurs villages ou hameaux syriens, dans la zone frontalière, sont tombés aux mains du PYD (le Parti kurde syrien très lié au PKK). Une bonne partie de la presse turque s’était alors littéralement déchaînée, avec des gros titres en une sur le thème « À nos frontières est en train de s’ériger un État terroriste ». « Puisqu’à l’époque les Turcs considéraient le PKK comme une organisation terroriste, et comme le PYD a pris le contrôle de ces hameaux, cela avait un peu affolé les médias turcs. « Là est l’anecdote, parce que ce n’était que quelques hameaux, ce n’était pas stratégique », souligne M. Billion, ajoutant que « cette dégradation en Syrie, les dirigeants turcs y ont réfléchi, considérant que s’il y avait une déstructuration de l’appareil de l’État syrien, cela allait favoriser l’émergence de groupes kurdes et éventuellement favoriser la mise en place d’une région kurde autonome en Syrie, un peu comme en Irak, ce qui a accéléré la volonté des autorités turques de mettre en œuvre une solution politique. D’où l’accélération des pourparlers avec le PKK, pour empêcher que ne se constitue en Turquie une sorte de zone autonome aux mains des rebelles ». Olivier Grojean rappelle dans la même optique que le PYD était au départ pro-Bachar el-Assad, ce qui pouvait attiser les craintes de la Turquie.
Jean Marcou rappelle également qu’en 2011, à l’issue des premières semaines du soulèvement syrien, la Turquie a commencé à apporter son soutien à l’opposition au régime Assad, et ce dernier a commencé à assouplir sa position vis-à-vis des Kurdes en Syrie, en particulier à l’égard de PYD. « L’inquiétude d’Ankara s’est encore accrue en 2012 quand le soulèvement s’est mué en guerre civile et que l’armée de Bachar el-Assad a abandonné au PYD le contrôle de larges zones frontalières avec la Turquie », ce qui a accéléré la volonté de trouvé un accord, surtout que « l’AKP avait déjà commencé à préparer le terrain ».

Retrait et cohabitation
Le processus de paix s’est donc accéléré et les rebelles du PKK ont commencé leur retrait vers le nord de l’Irak ; or ces arrivées en territoire irakien ne sont pas vues d’un bon œil, ni par les habitants du Kurdistan irakien ni par les autorités de Bagdad. Comment va donc se passer la cohabitation ? Jean Marcou estime que « nous assistons à une situation vraiment inédite et surprenante. Le gouvernement turc, qui pendant des années a reproché, tant à la région kurde d’Irak du Nord qu’au gouvernement fédéral irakien, d’abriter les bases du PKK, demande aujourd’hui à ces derniers de bien vouloir accueillir les troupes du PKK qui se retirent de Turquie ».
Les Kurdes d’Irak s’inquiètent de voir s’installer des milliers de combattants, « d’autant plus que le PKK avait également initié une stratégie en Irak au début des années 2000 (via le PCDK, le Parti pour une solution démocratique au Kurdistan), avant d’être expulsé d’Erbil un peu plus tard. Et la population kurde irakienne habitant proche des bases du PKK craint également des attaques massives de l’armée turque, ce qui reste néanmoins très peu probable à ce stade du processus », indique Olivier Gojean.
Le gouvernement irakien dénonce quant à lui une « violation flagrante » de la souveraineté et de l’indépendance de leur pays. Dans un communiqué, « le gouvernement irakien confirme son rejet de ce retrait et de la présence sur le territoire irakien d’hommes armés du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), qui constituent une violation flagrante de la souveraineté et l’indépendance de l’Irak ». Inquiétudes légitimes, selon M. Grojean, qui rappelle que « la violation de la souveraineté de l’Irak par le PKK et les forces turques est constante depuis les années 1990. Mais le gouvernement fédéral ne peut faire grand-chose car les postes-frontières sont tenus par les forces kurdes ».
Pour l’instant, Massoud Barzani, président du gouvernement régional du Kurdistan, en Irak, accepte le début du retrait, mais si c’est 2 000 ou 2 500 combattants du PKK qui s’installent dans le nord de l’Irak, ça va poser problème, immanquablement. « Parce que ces hommes ne vont pas rester à ne rien faire, ils ne combattront plus, si tout se passe comme prévu. Tôt ou tard, ils vont être attirés par la volonté de peser sur la situation politique du nord de l’Irak, ce qui va devenir contradictoire avec les intérêts des autorités kurdes d’Irak », estime pour sa part Didier Billion, qui est rejoint sur ce point par M. Grojean, qui s’interroge : « Que vont faire ces milliers de combattants retranchés en Irak si aucune solution n’est trouvée pour eux ? Se réengager dans la vie politique (et/ou militaire) du Kurdistan irakien ? » Plusieurs questions reprises par M. Marcou, qui indique que dans la mesure où la raison d’être du PKK ne sera plus d’aller se battre en Turquie, « cette guérilla aguerrie risque en effet de s’intéresser à ce qui se passe en Irak du Nord et de s’ingérer dans les affaires de la région. Massoud Barzani le redoute d’autant plus qu’il n’est pas en très bons termes avec le PKK et le PYD. La cohabitation risque donc d’être à risques ».
Même si la sociologie politique ne peut prédire l’avenir, « je crois que la temporalité joue ici un rôle important. La cohabitation ne posera pas de vrai problème pendant six mois ou un an, tant que les questions politiques concernant l’autonomie des régions kurdes de Turquie, l’amnistie des combattants, la place d’Öcalan dans ce processus n’auront pas été résolues. Au-delà de cette phase, et si aucune issue n’est offerte aux combattants du PKK, alors oui la cohabitation pourrait clairement devenir plus difficile », poursuit M. Grojean. « Il faut imaginer que ce repli des combattants kurdes ne soit qu’une transition, et il faut que ce soit une transition très courte. Très rapidement, ils doivent avoir la possibilité soit de partir en exil dans d’autres pays, ou alors qu’ils puissent être réintégrés dans la vie sociale en Turquie même », propose M. Billion.
Plus généralement, le problème qui est ici posé « est celui de l’avenir des membres du PKK qui ont quitté la Turquie et de ceux qui y sont encore emprisonnés. Si le “processus de règlement” va jusqu’à son terme, il faudra aussi avoir le courage d’aborder cette question », précise pour sa part Jean Marcou.

Les réformes
Le PKK a donc commencé à remplir sa part du contrat en amorçant son retrait, mais qu’en est-il du côté d’Ankara ? Le numéro deux du PKK, Murat Karayilan, a déclaré il y a quelques jours que la balle était désormais dans le camp d’Ankara, exigeant des réformes en faveur des Kurdes de Turquie qui réclament la reconnaissance de droits spécifiques, notamment le droit à l’éducation en langue kurde, pour leur communauté de 12 à 15 millions de membres, ainsi qu’une autonomie régionale.
Une frange de l’opinion turque reste toutefois catégoriquement opposée aux discussions engagées par le gouvernement avec le chef du PKK, Abdullah Öcalan, largement considéré comme un « terroriste ».
« Il est clair que nous n’en sommes qu’à la première étape d’un processus qui, s’il veut être durable, devra procéder à des réformes de fond significatives. On peut penser effectivement au droit à l’éducation en langue kurde, à l’autonomie régionale, à la libération des prisonniers, mais aussi à la réforme de la citoyenneté définie de manière très ethnique par l’article 66 de la Constitution. À cela s’ajoute la question du sort d’Abdullah Öcalan, Recep Tayyip Erdogan n’ayant cessé d’affirmer qu’il était exclu de le libérer, ni même d’assouplir ses conditions de détention. Mais imagine-t-on un instant un règlement durable avec le leader du PKK continuant à purger une peine de prison à vie sur une île au large d’Istanbul ? On peut s’interroger sur l’absence de précisions fournies jusqu’à présent quant aux réformes à conduire. Mais force est de constater que, loin d’être une négligence, cela semble être une véritable méthode dans le processus qui est en cours », estime M. Marcou.
« Pour l’instant, c’est le flou du processus qui lui permet de tenir. Ce flou permet justement à ce processus de ne pas être attaqué de front puisque personne ne sait quelles sont vraiment les intentions du gouvernement. Mais pour combien de temps ? En 2009, l’“ouverture démocratique” promise par le gouvernement a échoué après le retour d’un “groupe de paix” du PKK, acclamé par la foule à Diyarbakir. Ces manifestations de joie ont irrité une grande partie de la population et des autres partis turcs, et ont conduit à l’adoption de réformes très limitées en novembre de la même année. Qu’en sera-t-il quand les questions politiques seront mises sur la table, alors qu’une grande majorité de la population et que les autres partis sont absolument contre l’autonomie des régions kurdes, la libération d’Öcalan, et la constitutionnalisation de l’identité kurde ? Si aucune réforme de fond n’est mise en œuvre, alors, oui, je pense que le processus s’arrêtera et que la guerre reprendra, d’autant plus qu’Öcalan, de par sa légitimité et son aura, est sans doute le seul à pouvoir contenir les dissidences ou scissions au sein du PKK », indique de son côté M. Grojean, qui est rejoint dans ses propos par M. Billion. Ce dernier explique que certaines personnes exigent en Turquie que le processus soit beaucoup plus formalisé et beaucoup plus précis. Il y a aussi une autre partie de l’opinion publique « qui est proche du gouvernement qui, au contraire, dit que c’est parce qu’il y a des ambiguïtés et des flous que le processus peut continuer à avancer. Il est vrai qu’aujourd’hui ce flou permet que le processus se poursuive, mais là encore, ça ne pourra pas durer indéfiniment... », conclut le directeur adjoint de l’IRIS.
Les rebelles du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ont amorcé leur retrait de Turquie vers le nord de l’Irak, une opération qui s’inscrit dans le cadre d’un processus de paix pour mettre fin à près de 30 ans de conflit sanglant, mais qui s’annonce délicate. De l’avis de nombreux observateurs, le repli des combattants a commencé avant la date du 8 mai, qui n’a qu’une...