Rechercher
Rechercher

Moyen Orient et Monde - Le billet

Flic story (de Beyrouth à Delhi)

Un flic à Wembley

Que celui qui n’a jamais perdu de clés me jette la première pierre.
De voiture, de boîte aux lettres, de maison, de placard, de valise... Tout le monde a déjà perdu des clés. Celui qui n’en a pas perdu n’est qu’un procrastinateur.
Moi, comme vous, j’ai perdu des clés. Mais à la différence de vous, moi, quand je perds des clés, ça fait la une des journaux.
Car moi, quand je perds des clés, je perds celles d’un stade de 90 000 places, à Londres, pendant les JO. Un stade célèbre qui plus est : Wembley.
C’était mardi dernier. La veille, je m’étais disputé avec Cherry, ma femme. Elle dit que j’en fous pas une à la maison. Ça m’a embêté parce que je l’aime bien, ma Cherry.
Le lendemain, j’étais tout perturbé et j’ai perdu ces foutues clés. Et là, ce n’est plus Cherry que j’ai eu sur le paletot, mais les gars de Scotland Yard.
J’ai essayé de dédramatiser, d’expliquer que j’avais perdu les clés des portes intérieures et pas extérieures, qu’il suffisait de changer les serrures...
Ce que je me suis pris. Une vague de remontrances d’une froideur toute scotlandiardienne. J’ai fait comme avec Cherry, j’ai fermé les écoutilles. J’ai juste entendu, dans le désordre : acte de malveillance, risque pour la sécurité, terrorisme, el-Qaëda et un montant exorbitant pour changer les serrures.
Moi j’ai pensé : c’est l’abruti qui a choisi un modèle de clés si chères qu’il faudrait engueuler. Mais bon, je leur glisserai l’idée un peu plus tard.

Un flic à Delhi

Quinze ans que je fais la circulation sur cet obscur carrefour de New Delhi. Quinze ans que je m’agite – enfin, je m’agite de moins en moins – devant des colonnes de voitures qui m’enfument. Quinze ans que je tends le bras gauche, le bras droit, que je mouline, que j’arrête, que je siffle, que je souffle, que je souffre, sous la pluie ou le soleil, par grand chaud ou grand froid.
Quinze ans que je m’escrime, dans l’indifférence générale, à éviter le lockout total de ce foutu carrefour. Il a fallu un blackout pour que j’existe.
Plus d’électricité dans la moitié du pays, 600 millions d’Indiens dans le noir, et un tas de feux de signalisation totalement morts et encore moins utiles que d’habitude. Et voilà qu’un journaliste vient me prendre en photo. Subitement moi, le petit flic de Delhi, je symbolise l’Inde en panne.
Et là, au seuil de la une de tous les quotidiens nationaux, voire du reste du monde, je traque, je flanche, je panique, je pivote... Flash. Je suis de dos sur la photo.

Un flic à Alep

C’était un peu avant la fin. Avant la rafale. Il y avait tellement de cris, de coups, de peur... Puis j’ai ressenti un grand vide. J’ai eu l’impression de sortir de moi-même, de sortir de mon corps sanguinolent, de m’élever là, au-dessus de ces hommes assoiffés de vengeance.
Je me suis vu d’en haut. Je me suis vu, et dans mon visage, j’ai vu les autres, ceux qui sont passés, un jour, par mon commissariat. Sur mon front, j’ai vu les gouttes de sueur qui perlaient sur le leur. Dans mes yeux, j’ai vu l’angoisse qui remplissait les leurs. Sur mon visage, j’ai lu l’effroi que je lisais sur le leur.
Je crois que j’ai compris. Mais c’est trop tard.
J’ai vu qu’on me filmait, je me suis dit que j’allais finir sur la une d’un journal, quelque part. La différence entre ceux qui sont passés entre mes mains et moi : eux, personne, à part moi, n’a vu leur terreur.

Un flic à Paris

C’est idiot, mais me voir, comme ça, en une des journaux, ça ne m’a pas fait rire.
Et pourtant, les copains au poste m’appellent le comique.
Je sais bien qu’on nous surnomme les poulets. Ce n’est pas que ça m’enchante, mais bon, je fais avec. Mais là, nous voir en image sur la pub d’un éleveur qui veut vendre sa volaille en se foutant de notre gueule, ça me chagrine. « Depuis 1958, un bon poulet est un poulet libre »... Je reconnais, il est sympa, son slogan à ce volailler Loué, mais balancé au-dessus d’un flic en uniforme et képi juché sur un tracteur orange, c’est un peu rude tout de même.
Faut nous comprendre. Ce n’est pas qu’on soit hermétiques aux bons mots, mais depuis le départ de Sarko, on n’a pas la forme. Pour tout dire, on se sent un peu orphelins. Alors le coup des poulets fermiers, on encaisse mal. Il y a un cœur qui bat au dessus du Taser.

Un flic à Beyrouth

Maman m’a dit ce matin qu’on parlait de moi en une du journal. « Ah bon », j’ai répondu. D’un seul coup, je me suis senti superfier. On parle de moi, flic libanais, dans le journal ! Le truc bizarre, c’est que maman n’avait pas l’air aussi ravie que moi. Faut dire qu’elle n’a jamais aimé mon boulot. Je l’ai déjà entendue dire que le commissariat où je travaille n’est qu’un sale trou dans la terre. Maman a toujours été un peu excessive.
Je lui ai pris le journal des mains. C’était l’histoire des homos qu’on a raflés dans un ciné. Ils regardaient des trucs porno ! Moi aussi je regarde des trucs porno, mais discret, dans un chalet, sur ordi, avec des copains.
Maman m’a demandé si c’était vrai l’histoire des tests anaux qu’on fait subir aux homos. J’ai dit que oui, bien sûr, que nous on est sérieux, qu’on vérifie tout, qu’il faut être sûr, qu’on n’accuse pas comme ça, au bras levé. Maman a craché par terre, elle s’est retournée, et je l’ai entendue marmonner un truc qui ressemblait à « pas possible, ils ont dû se tromper à la maternité ».
J’ai pas compris. Papa, lui en tout cas, est fier de moi.
Un flic à WembleyQue celui qui n’a jamais perdu de clés me jette la première pierre.De voiture, de boîte aux lettres, de maison, de placard, de valise... Tout le monde a déjà perdu des clés. Celui qui n’en a pas perdu n’est qu’un procrastinateur.Moi, comme vous, j’ai perdu des clés. Mais à la différence de vous, moi, quand je perds des clés, ça fait la une des journaux. Car...
commentaires (2)

Entre "il est sympa, son slogan à ce volailler Loué, mais balancé au-dessus d’un flic en uniforme et képi juché sur un tracteur orange, c’est un peu rude tout de même. Alors le coup des poulets fermiers, on encaisse mal. Il y a un cœur qui bat au dessus du Taser." et "Maman a craché par terre, s’est retournée, et je l’ai entendue marmonner un truc qui ressemblait à « pas possible, ils ont dû se tromper à la maternité ». J’ai pas compris. Papa, lui en tout cas, est fier de moi." : tout est vrai et complet. Rien à ajouter.

Antoine-Serge KARAMAOUN

02 h 58, le 03 août 2012

Tous les commentaires

Commentaires (2)

  • Entre "il est sympa, son slogan à ce volailler Loué, mais balancé au-dessus d’un flic en uniforme et képi juché sur un tracteur orange, c’est un peu rude tout de même. Alors le coup des poulets fermiers, on encaisse mal. Il y a un cœur qui bat au dessus du Taser." et "Maman a craché par terre, s’est retournée, et je l’ai entendue marmonner un truc qui ressemblait à « pas possible, ils ont dû se tromper à la maternité ». J’ai pas compris. Papa, lui en tout cas, est fier de moi." : tout est vrai et complet. Rien à ajouter.

    Antoine-Serge KARAMAOUN

    02 h 58, le 03 août 2012

  • Qu'on perde des clefs de toutes sortes est regrettable mais non problématique à ce point. Certains perdent les CLEFS de leur cerveau, alors là c'est vraiment à plaindre...

    SAKR LEBNAN

    01 h 40, le 03 août 2012

Retour en haut