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La contestation régionale ne va pas entraîner de grand remaniement géopolitique, mais des ajustements

Moyen-Orient : les piliers de sable de l’Occident

Par Ben JUDAH et Daniel Korski

Daniel Korski ( à droite) est attaché politique senior au Conseil européen sur les relations étrangères. Ben Judah est attaché politique au Conseil européen sur les relations étrangères.

LONDRES - L'arrivée de Napoléon en Égypte il y a deux cents ans annonçait l'avènement du Moyen-Orient moderne. Aujourd'hui, près de 90 ans après l'effondrement de l'Empire ottoman, 50 ans après la fin du colonialisme et huit ans après le commencement de la guerre d'Irak, les manifestations révolutionnaires au Caire suggèrent qu'un autre changement pourrait bien être en voie de se produire.
Les trois piliers sur lesquels l'influence occidentale s'est forgée au Moyen-Orient - forte présence militaire, liens commerciaux et chapelet de pays tributaires du dollar - sont en train de s'écrouler. En conséquence, l'influence de l'Occident pourrait être plus délicate à assurer dans le Moyen-Orient qui va émerger dans les semaines et mois à venir.
Le premier pilier - la présence militaire - remonte à l'occupation française et britannique d'une partie de l'Empire ottoman après la Première Guerre mondiale, et fut renforcé par les liens militaires forgés par les États-Unis et l'Union soviétique à l'époque de la guerre froide. En 1955, la présence occidentale était même suffisamment forte pour réunir dans une espèce d'OTAN asiatico-occidental la Turquie, l'Irak, l'Iran et le Pakistan, sous le nom de Pacte de Bagdad.
La guerre du Kippour en 1973 fut une habile illustration de l'influence militaire occidentale et soviétique. L'armée égyptienne lançait des tirs de roquettes de 130mm tchécoslovaques tandis que les Mig syriens combattaient les Skyhawks israéliens au-dessus des monts du Golan. Mais l'influence américaine et soviétique ne se limitait pas qu'au champ de bataille, puisque la présence des deux pays était ressentie jusqu'au plus haut de la chaine de commandement militaire. Plus récemment, des installations militaires dans le golfe Persique protégeaient les réserves de pétrole de l'alliance de la guerre froide et dissuadaient l'Irak du parti Baas et l'Iran de l'ayatollah Ruhollah Khomeyni de mettre la main sur les précieux puits de pétrole ou d'étouffer les voies d'exportations.
Mais le pilier militaire s'est progressivement érodé. Un premier signe fut l'échec de l'« Opération Serre d'aigle » visant à récupérer les otages américains en Iran en 1980. Une autre fissure survint lors de l'attaque du Hezbollah contre les casernes de la marine américaine à Beyrouth, provoquant un retrait anticipé des États-Unis du Liban. Depuis l'invasion de l'Irak en 2003, les forces américaines se sont retirées d'Arabie saoudite et ont découvert que leur puissance conventionnelle ne se traduisait pas nécessairement par un impact sur le terrain.
Le second pilier du rôle de l'occident au Moyen-Orient - les liens commerciaux - a aussi été fragilisé. L'Amérique était traditionnellement le principal partenaire commercial des pays du Golfe, mais cela a changé. En 2009, l'Arabie saoudite a exporté 57 % de sa production de pétrole brut de l'année vers l'Extrême-Orient, et simplement 14 % de celle-ci vers les États-Unis. En écho à ce changement sous-jacent, le roi Abdallah poursuit une politique « tournée vers l'Est » depuis 2005, laquelle se concrétise par des échanges commerciaux d'une valeur de plus de 60 milliards de dollars.
Ce glissement vers l'Est a fait de la Chine un plus gros partenaire commercial que les États-Unis tant pour le Qatar que pour les Émirats arabes unis (EAU). Près d'un quart des échanges du Qatar se fait avec la Chine, comparé à un peu plus de 5 % avec les États-Unis. De même, 37 % du commerce des EAU se font avec la Chine, l'Inde, et la Corée du Sud. Pour beaucoup d'États du Moyen-Orient, ce que veut la Chine aujourd'hui est aussi important que les intérêts américains.
Au final, les États-Unis ne peuvent plus compter sur un ensemble de clients relativement stables dans la région. Les États-Unis pensaient que les énormes montants d'aides qu'ils ont distribuées à l'Égypte, à Israël et à la Jordanie étaient en mesure de garantir à la fois la stabilité et la coopération dans les domaines d'intérêt pour les Américains. Cela a fonctionné durant trois décennies, mais ce lien s'effrite aujourd'hui.
Le rythme de la perte d'influence occidentale semble s'être accéléré au cours de la dernière décennie. Les Saoudiens ont été très clairs en 2003 sur le fait qu'ils ne pouvaient plus héberger d'installations militaires américaines. Tant au cours de son premier que de son second mandat en tant que Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu a refusé d'adhérer au scénario américain dans le processus de paix israélo-palestinien. Et, malgré la présence d'une énorme base militaire américaine sur son territoire, le Qatar maintient des liens étroits avec la Syrie et l'Iran.
À tout cela il faut aujourd'hui ajouter la révolte en Égypte. Hosni Moubarak était le pivot de la politique occidentale : il ne faisait aucun compromis avec les ennemis potentiels des États-Unis ; on pouvait compter sur lui pour se montrer aux pourparlers de paix aux côtés des Israéliens ; et il pouvait être utilisé pour ajouter du poids à la position américaine par rapport à l'Iran. L'alliance américano-égyptienne est maintenant menacée et, avec elle, l'ensemble de la politique américaine au Moyen-Orient.
Au moment où les trois piliers de la politique occidentale au Moyen-Orient s'effondrent, un nouveau Moyen-Orient prend forme, gonflé par des vents commerciaux en provenance du Pacifique et loyal envers plus d'une puissance. Son architecture géopolitique est forgée par les révolutions nord-africaines, l'assurance turque, l'intransigeance iranienne et la débâcle en Irak. L'Occident ne trouvera pas aisé de piloter sur ces tout nouveaux terrains stratégiques.

©Project Syndicate, 2011. Traduit de l'anglais par Frédérique Destribats.
LONDRES - L'arrivée de Napoléon en Égypte il y a deux cents ans annonçait l'avènement du Moyen-Orient moderne. Aujourd'hui, près de 90 ans après l'effondrement de l'Empire ottoman, 50 ans après la fin du colonialisme et huit ans après le commencement de la guerre d'Irak, les manifestations révolutionnaires au Caire suggèrent qu'un autre changement pourrait bien être en voie de se...