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Actualités - OPINION

LE POINT Des chiffres et des guerres Christian MERVILLE

Un trillion, c’est un million de fois un million, soit douze zéros suivant le premier chiffre. On comprend qu’une telle débauche de petits ronds dépasse l’entendement humain, et même le cerveau de ce génie d’Alan Greenspan. C’est à dessein que les auteurs d’un ouvrage – le Nobel 2001 d’économie Joseph Stiglitz et Linda Bilmes, maître de conférences à la Kennedy School of Government de l’Université Harvard – paru à la fin du mois de février dernier ont choisi un titre susceptible de provoquer une suractivité des neurones : « The Three Trillion Dollar War ». Il s’agit, on le devine, du coût de la folle équipée bushienne en terre mésopotamienne, dont 71 pour cent d’Américains pensent aujourd’hui qu’elle affecte négativement l’économie de leur pays. Penchés sur leurs calculettes, des statisticiens ont compté que chaque foyer en a pour 4 681 dollars, ou encore 1 721 dollars par personne, pour un total quotidien de 341,4 millions de dollars. Poussant à l’extrême la manie comptable, ils ont estimé qu’un soldat coûtait aux contribuables la coquette somme de 390 000 dollars par an. Quand on sait que 160 000 GI se trouvent engagés sur les bords de l’Euphrate… Quand on sait aussi qu’au départ, le Pentagone avait évalué le coût de l’opération à 50 milliards et que le pauvre Lawrence Lindsay, conseiller de la Maison-Blanche, s’était fait sèchement rabrouer par Donald Rumsfeld (« baloney », avait jugé le maître du Pentagone, avec son élégance habituelle) pour avoir eu l’impudence d’avancer un chiffre quatre fois plus élevé. Encore n’évoque-t-on pas dans tout cela des factures « collatérales » comme, pour ne citer que deux exemples, les soins de santé des vétérans blessés et le montant de l’assurance versée pour chaque soldat mort au combat, fixée à 500 000 dollars. Des comparaisons ? « Shock and Awe » est déjà douze fois plus cher que la guerre du Vietnam, étalée sur douze ans, et deux fois plus que celle de Corée. La facture représente dix fois l’aventure jadis lancée par Bush père et équivaut au double de celle de la Première Guerre mondiale, dépassée seulement par la grande folie de 39-45 dans laquelle 16,3 millions de soldats s’étaient trouvés embrigadés et dont l’ardoise équivaut à cinq trillions de notre époque. À mesure que passe le temps, l’arithmétique s’affole : si les dépenses courantes atteignaient 4,4 milliards par mois en 2003, elles dépassent désormais 12,5 milliards, cela sans parler des 500 milliards de frais hors-Irak engagés annuellement par le département de la Défense. Stiglitz et Bilmes prennent soin de préciser que ces calculs concernent uniquement les États-Unis et qu’ils pourraient fort bien s’inscrire en deçà de la réalité. Dans un ciel désespérément gris en raison de la catastrophique conjoncture économique et de l’absence de toute issue sur le terrain, militaire ou politique, une nouvelle éclatait vendredi dernier, comme un formidable coup de tonnerre : la vérification périodique des comptes venait de faire apparaître dans les bilans du département de la Défense l’existence d’un trou de 15 milliards en biens et en services qu’aucun document ne justifiait, une situation aussitôt qualifiée de « shocking » par le Congrès. En Amérique, on ne plaisante pas avec l’argent du contribuable et l’administration est tenue de justifier tout cent dépensé pour quelque motif que ce soit, a fortiori dès lors qu’il s’agit de besoins militaires. « Inacceptable », s’est insurgée Hillary Clinton, qui a dénoncé la dilapidation de fonds, allant jusqu’à parler de fraudes. Henry Waxman, président de la Commission de contrôle et de la réforme gouvernementale, a cité le cas de 320 millions de dollars en cash versés en échange d’une simple signature. Il a cité pêle-mêle les bénéficiaires de telles munificences : ministres irakiens, membres de la coalition soutenant le gouvernement Maliki, forces de police locales, firmes travaillant pour les USA et notamment Blackwater, compagnies américaines de sécurité. Plus mystérieusement, il y a 68,2 millions octroyés au Royaume-Uni, 45,3 millions à la Pologne, 21,3 millions à la Corée du Sud sans qu’il soit possible d’en déterminer la raison. Aux yeux de ses concitoyens, le président est d’une largesse excessive quand il est question de soutenir le régime en place à Bagdad et d’une ladrerie digne d’Ebeneezer Scrooge (personnage célèbre du Christmas Carol de Charles Dickens), quand il y va du bien-être des Américains, ainsi que le note avec humour, et un rien d’amertume, le sénateur Robert Byrd. On dénombre ainsi des dizaines d’ordres de paiement à diverses parties sans aucun document justificatif et sans qu’il soit possible d’en retracer le cheminement. Waxman encore : « Il semble que la coalition des bonnes volontés soit devenue la coalition de ceux auxquels nous versons des fonds. » Nul pour l’heure ne veut dire dans quel but. À croire que l’omerta est aussi l’affaire des États.
Un trillion, c’est un million de fois un million, soit douze zéros suivant le premier chiffre. On comprend qu’une telle débauche de petits ronds dépasse l’entendement humain, et même le cerveau de ce génie d’Alan Greenspan. C’est à dessein que les auteurs d’un ouvrage – le Nobel 2001 d’économie Joseph Stiglitz et Linda Bilmes, maître de conférences à la Kennedy School of Government de l’Université Harvard – paru à la fin du mois de février dernier ont choisi un titre susceptible de provoquer une suractivité des neurones : « The Three Trillion Dollar War ». Il s’agit, on le devine, du coût de la folle équipée bushienne en terre mésopotamienne, dont 71 pour cent d’Américains pensent aujourd’hui qu’elle affecte négativement l’économie de leur pays. Penchés sur leurs calculettes, des...