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Actualités - OPINION

ÉTUDE II - La naissance du Hezbollah et les racines de son action politique

L’émergence du Hezbollah sur la scène libanaise au début des années 80 est incontestablement le fruit de la mise en place de la République islamique en Iran. L’opération israélienne « Paix en Galilée », en 1982, a constitué dans ce cadre un catalyseur à la création du parti intégriste chiite. Après avoir exposé le lent processus historique et sociopolitique qui a pavé la voie à l’implantation du Hezbollah au Liban (voir L’Orient-Le Jour du samedi 29 juillet), Michel Hajji Georgiou et Michel Touma abordent, dans un deuxième article, le contexte qui a accompagné la naissance et la diffusion du parti chiite au Liban, évoquant en outre l’importance du culte du martyre chez le Hezbollah, et les chiites en général, ainsi que les grandes orientations politiques de la formation intégriste. Ces articles sont tirés d’une étude publiée par les auteurs dans le numéro 77 de la revue Travaux et jours de l’Université Saint-Joseph. L’instauration de la République islamique en Iran, en février 1979, et la politique d’exportation de la révolution pratiquée au début par le nouveau pouvoir ont été, à l’évidence, le principal catalyseur du développement de la mouvance intégriste chiite dans le pays. Lorsque l’Ayatollah Khomeyni prit les commandes à Téhéran, des groupuscules islamistes chiites étaient déjà actifs au Liban, mais à une échelle réduite. Il s’agissait essentiellement du Rassemblement des ulémas de la Békaa, des « comités islamiques », et de la branche libanaise du parti chiite irakien al-Daawa (dont sayyed Mohammad Hussein Fadlallah se faisait le porte-étendard au Liban). Cette nébuleuse s’est maintenue jusqu’à l’opération israélienne « Paix en Galilée », en juin 1982. La rapide percée des troupes de Tsahal jusqu’aux portes de Beyrouth a incité ces groupuscules chiites à mener des opérations ponctuelles de résistance. Les rangs de cette mouvance intégriste ont été renforcés durant ce mois de juin par l’apparition d’une dissidence au sein du mouvement Amal, dirigé par Nabih Berry depuis la disparition de Moussa Sadr en Libye, en août 1978. À la suite de la décision de Nabih Berry de faire partie du Comité de salut formé en juin 1982 par le président Élias Sarkis (et regroupant le chef du gouvernement, Chafic Wazzan, ainsi que Béchir Gemayel et Walid Joumblatt), plusieurs responsables et cadres mèneront une dissidence en créant le mouvement Amal islamique. Face à l’ampleur de l’offensive israélienne, les responsables des différents groupuscules en question ont pris conscience de la nécessité de mettre sur pied une structure partisane bien organisée dont les fondements et la stratégie d’action seraient basés sur les trois axes suivants : – L’islam constitue la ligne de conduite globale en vue d’une vie meilleure. Il représente le fondement idéologique, pratique, de la pensée et de la foi sur lequel devrait être bâtie la nouvelle formation politique. – La résistance contre l’occupation israélienne est une priorité. Il est par conséquent nécessaire de créer une structure adéquate pour le jihad et de mobiliser toutes les potentialités nécessaires sur ce plan. – Le commandement revient au guide suprême (à l’époque l’Ayatollah Khomeyni), en tant qu’héritier du Prophète et des imams. C’est à lui que revient la charge de définir les grandes lignes de l’action au sein de la nation (islamique), et ses décisions sont contraignantes1. À la lumière de ces trois principes fondamentaux, les responsables des groupuscules chiites multiplieront les réunions et les débats internes afin de jeter les bases de la nouvelle formation politique en gestation. Ces débats déboucheront sur l’élaboration d’un document politique fondateur. Un comité de neuf – trois représentants du Rassemblement des ulémas de la Békaa, trois des Comités islamiques et trois du mouvement Amal islamique – sera chargé de soumettre ce document au guide suprême. Après avoir obtenu l’aval de l’Ayatollah Khomeyni, les différents groupuscules concernés se sont autodissous pour former un seul parti fédérateur qui prendra pour nom le Hezbollah2. Ce processus de fusion a donc été lancé dans le courant de l’été 1982, mais ce n’est qu’à la fin de l’année 1983 que le Hezbollah verra formellement le jour. Le processus ne viendra à maturation qu’au début de 1985 lorsque le Hezbollah dévoilera son premier programme politique. Rapidement, la nouvelle formation bénéficiera de l’appui politique, logistique et militaire de l’Iran par le biais, notamment, de l’envoi, via la Syrie, de cadres et d’experts des Gardiens de la révolution qui mettront sur pied des camps d’entraînement militaire dans la Békaa afin de former les militants du Hezbollah. Le culte du martyre Dans un premier temps, entre 1982 et 1985, la mouvance intégriste accordera la priorité absolue aux opérations de résistance contre Tsahal. En dépit du profond déséquilibre des forces en présence, les combattants chiites ont rapidement réussi à porter des coups durs à l’armée israélienne. Ces réussites ponctuelles contre le géant israélien s’expliquent essentiellement par l’importance que revêt la notion de martyre dans l’inconscient chiite. Le martyre de l’imam Hussein lors de la bataille de Kerbala (680) constitue pour les chiites croyants un mythe, un exemple à suivre au niveau de chaque individu. Le jeune chiite reçoit, dès son jeune âge, une éducation basée sur l’idéal du martyre. Le « numéro deux » du Hezbollah, cheikh Naïm Kassem, souligne à ce propos, dans son livre sur le parti, que « si les gens reçoivent une éducation fondée uniquement sur la recherche de la victoire, qui devient ainsi à la base de leur action, leur lutte contre l’ennemi s’estompera s’ils réalisent que la victoire est lointaine ou incertaine ». « Par contre, précise-t-il, si les gens reçoivent une éducation fondée sur le martyre, leur don de soi a pour effet d’accroître au maximum l’efficacité de leur action. S’ils tombent martyrs, ils auront réalisé leurs vœux. S’ils réalisent une victoire, ils auront obtenu une vive satisfaction au cours de leur vie ici-bas. L’éducation basée sur la notion de victoire ne garantit pas la victoire et inhibe la force potentielle de la nation. Par contre, inculquer la notion de martyre revient à tirer profit de toutes les potentialités, ce qui permet de réaliser le martyre ou la victoire, ou les deux en même temps. Cela ouvre la voie à toutes les possibilités. Inculquer la notion de victoire implique de miser sur les moyens matériels, mais inculquer la notion de martyre a un effet mobilisateur au niveau du moral (de la population), ce qui implique que des moyens limités deviennent nécessaires » pour mener la lutte3. Tomber martyr au service des préceptes de Dieu devient ainsi un honneur suprême pour tout jeune chiite. Et l’objectif sur ce plan n’est pas tant de remporter une victoire militaire directe et immédiate, mais plutôt d’avoir eu le privilège d’être martyr, de s’être sacrifié par amour du Tout-Puissant, d’autant que la vie dans l’au-delà promet le bonheur éternel. Rester attaché à la vie d’ici-bas, motivée par les contingences matérielles, est donc insignifiant devant l’honneur que représente le martyre au service de Dieu. C’est cette profonde divergence au niveau de la valeur accordée à la vie terrestre qui fait toute la différence avec l’Occident, tant au niveau de la perception du sens de la vie que du comportement dans la gestion de la chose publique. « L’Occident, du fait des fondements de sa pensée, sacralise la vie matérielle et y reste attaché, quel que soit le prix, souligne cheikh Kassem. Il n’est donc pas en mesure d’assimiler le sens du martyre. Il est normal que les Occidentaux ne comprennent pas le sens spirituel de l’orientation de l’islam car une telle compréhension ne peut se limiter à la seule perception rationnelle. Elle nécessite de côtoyer de près et d’observer les étapes de la vie des moudjahidine, ainsi que les réalités de la société islamique en général. »4 La résistance menée par les jeunes de la mouvance intégriste chiite avait ainsi pour élément moteur un cadre socioculturel qui correspond à l’inconscient populaire chiite et qui explique le succès aussi bien de la Résistance que du Hezbollah. Le précédent du Vietnam, en tant que soulèvement populaire contre l’occupant, a constitué sur ce plan un exemple à suivre5. Les grandes orientations politiques C’est donc sur la base de cette sacralisation de la notion de martyre que les combattants de la mouvance intégriste chiite ont axé leurs opérations, dès 1982, contre les forces israéliennes. La priorité étant accordée à la résistance, l’élaboration du projet politique portant sur le contexte libanais sera reléguée au second plan, d’autant que face à l’occupation israélienne d’une large partie du territoire libanais, le Hezbollah adoptera, jusqu’au milieu des années 80, un profil bas. Il ne sortira pratiquement de la clandestinité qu’à la suite du soulèvement du 6 février 1984 mené par les milices du mouvement Amal et du Parti socialiste progressiste de Walid Joumblatt à Beyrouth-Ouest contre le pouvoir du président Amine Gemayel. Ce soulèvement permettra au Hezbollah d’installer toutes ses institutions et son quartier général dans la banlieue sud de Beyrouth6. Ce n’est qu’en février 1985 que le Hezbollah rendra public son projet politique sous la forme d’un « Appel aux déshérités ». Ce document définit les grandes orientations du parti, tant sur le plan idéologique et doctrinal, qu’au niveau de la conjoncture politique libanaise ou la position à l’égard d’Israël et des États-Unis. Les dirigeants actuels du Hezbollah soulignent que ce texte est aujourd’hui dépassé et obsolète du fait qu’il avait été élaboré à la lumière de la conjoncture du moment. C’est sans doute sur les plans doctrinal et idéologique que le document de 1985 revêt encore un certain intérêt, notamment en ce qui concerne la question de l’établissement d’un État islamique. Le texte établit clairement une distinction entre « la position doctrinale et le volet pratique ». Sur le plan du principe, le Hezbollah se déclare favorable à l’établissement d’un État islamique, mais précise tout de suite que, dans la pratique, la réalisation d’un tel projet doit se faire sur base d’un choix libre de la part de la population et il ne saurait donc être imposé par une quelconque partie. Cette option est reprise, d’une manière encore plus soutenue par le directoire actuel du parti, qui affirme qu’il n’est nullement dans l’intention du Hezbollah d’établir une République islamique au Liban, même s’il reste attaché à l’islam comme fondement de son action et de sa pensée. Il soutient que, tenant compte des réalités libanaises, son but est de contribuer à la consolidation d’un pouvoir pluriconfessionnel, garantissant une participation équitable de toutes les communautés à la gestion de la chose publique. Concrètement, les responsables du parti se prononcent pour le maintien du système politique tel qu’il est actuellement pratiqué, sur la base d’une juste participation de toutes les communautés au pouvoir7. D’où la décision prise par le parti en 1992 de participer aux élections législatives, et donc d’accepter d’être partie prenante au système multiconfessionnel libanais, en dépit du fait que sur le plan dogmatique, une telle participation a suscité de sérieuses réserves au niveau de certains cadres dirigeants. Les responsables du Hezbollah précisent à cet égard que leur soutien au principe d’un pouvoir pluriconfessionnel, au détriment du projet de République islamique, est dû à leur volonté de présenter au monde la formule libanaise comme un exemple réussi de convivialité entre diverses communautés, laquelle est l’antithèse du projet sioniste basé sur l’édification d’un État au service d’une seule communauté. Il s’agit donc pour le Hezbollah d’opposer à la formule sioniste la formule libanaise fondée sur le pluralisme communautaire, le respect de la diversité et la sauvegarde des libertés. Se montrant pragmatique à ce sujet, le directoire du parti prône une application stricte de l’accord de Taëf, après élaboration d’une nouvelle loi électorale qui maintiendrait les équilibres communautaires actuels8. L’hostilité à l’égard de l’entité israélienne sous-tend, par ailleurs, constamment le discours politique du Hezbollah. Le directoire du parti va même jusqu’à tourner en dérision les appels au pragmatisme pour trouver une solution susceptible de mettre un terme au conflit avec Israël. Et dans ce cadre, les responsables du parti ne cachent pas leur solidarité totale avec la lutte menée par le peule palestinien, sans aller toutefois jusqu’à évoquer explicitement une aide ou un soutien concret à la population de Cisjordanie et Gaza. Tout en affirmant rejeter le terrorisme aveugle, ils refusent de condamner les opérations-suicide menées par les Palestiniens. Quant à la position vis-à-vis de l’Occident, les responsables du Hezbollah se défendent d’avoir une attitude de principe hostile à la civilisation occidentale, affirmant qu’ils s’opposent non pas aux pays occidentaux en tant quel tels, mais plutôt au « comportement colonialiste » de certains États occidentaux9. Michel HAJJI GEORGIOU Michel TOUMA Prochain article : La « wilayat el-fakih » ; culture de l’espace ou culture du territoire 1. Naïm KASSEM, Le Hezbollah, orientation, expérience et avenir, op.cit. 2. Ibid. 3. Naïm KASSEM, Le Hezbollah, orientation, expérience et avenir, op.cit, pages 58-59. 4. Ibid. Page 58. 5. Nawaf MOUSSAOUI, entretien avec les auteurs, mai 2006. 6. Walid CHERARA et Frédéric Domont, Le Hezbollah, un mouvement islamo-nationaliste, op.cit. 7. Nawaf MOUSSAOUI, entretien avec les auteurs. 8. Nawaf MOUSSAOUI, entretien avec les auteurs. 9. Nawaf MOUSSAOUI, entretien avec les auteurs.
L’émergence du Hezbollah sur la scène libanaise au début des années 80 est incontestablement le fruit de la mise en place de la République islamique en Iran. L’opération israélienne « Paix en Galilée », en 1982, a constitué dans ce cadre un catalyseur à la création du parti intégriste chiite. Après avoir exposé le lent processus historique et sociopolitique qui a pavé la voie...