La lumière projetée, voici quelques jours, par la pensée du poète Adonis et de Ghassan Tuéni doit être une occasion d’autocritique.
L’appel d’Adonis est un cri. Il nous invite à nous tourner vers nous-mêmes, à faire des comptes, à libérer la pensée de toutes les contraintes métaphysiques et à ouvrir toute voie salutaire.
Adonis fait mention, avec son audace coutumière, de la prosternation de la pensée du monde arabo-musulman devant le discours religieux obscurantiste où l’homme n’a pas la parole et où Dieu n’a plus rien à dire.
Ce qu’il dit annonce la « révolution culturelle » que nous attendions. Il dénonce la pensée dite révolutionnaire comme une forme de religiosité qui n’a engendré aucune révolution dans la culture et la pensée. Il s’agit d’une vision unique niant la possibilité d’existence de toute autre et se prétendant seule détentrice de la vérité et de la connaissance. Cette vision unique, adoptée par les intégristes, se prévaut du message divin et du fait que le Prophète, qui l’a transmis, est le dernier des prophètes et le dernier des messagers.
Aussi l’homme n’a plus la parole et Dieu, lui-même, n’a plus rien à dire.
La meilleure preuve de la justesse du diagnostic dressé par Adonis au sujet de la stérilité intellectuelle arabo-musulmane est la fermeture de la porte de la jurisprudence depuis près de quatorze siècles.
La position ainsi adoptée par notre auteur procède bien d’une nouvelle révolution culturelle, encore qu’on peut se demander si une telle position pouvait être affichée avant les événements du 11 septembre 2001.
C’est en mettant le doigt sur la plaie avec son audace coutumière et sa sensibilité intellectuelle si caractéristique qu’Adonis a pu expliquer pourquoi la pensée moderne opposée à cette vision est toujours qualifiée de sioniste, impérialiste, isolationniste, colonialiste ou réactionnaire.
Cela explique la naissance de l’ésotérisme et de l’hermétisme dans l’histoire musulmane. Cela explique également la violence, le sang et les assassinats qui ont entaché l’histoire des Arabes depuis la Seconde Guerre mondiale lorsque la pensée moderne a commencé à prendre forme en promouvant l’ouverture et la tolérance.
Une longue lutte
Adonis n’est pas le premier à avoir tiré la sonnette d’alarme au sujet de cette stérilité de la pensée, et il n’est pas le premier à l’avoir expliqué dans le monde arabo-musulman.
La lutte entre la pensée intégriste musulmane et la pensée réformatrice contemporaine a imprégné tout le XXe siècle. Elle a pris fin à l’époque de la constitution des fortunes, après avoir culminé à l’époque des révolutions.
La fin du XIXe siècle et le XXe siècle ont vu éclore la renaissance intellectuelle, politique et sociale arabe : de Ahmad Farès al-Chidiac à Boutros al-Boustany, en passant par Ibrahim al-Yazigi, Amine al-Rihani et d’autres. La plupart vivaient à l’étranger, loin du despotisme ottoman dont souffrait le Liban. Est apparue ensuite la pensée arabe moderne et novatrice en Égypte, pensée pionnière qui a joué un rôle d’avant-garde en posant la question de sa libération de la mainmise religieuse lorsque le grand Mohammed Ali a prôné la renaissance à travers les missions qu’il a envoyées en France. Cette pensée a commencé par être conciliatrice (tawfiqiyah) avec Mohammed Abdo. Elle a ensuite progressé vers une libération de l’emprise métaphysique avec Refaat al-Tahtawi, Taha Hussein, Loutfi el-Sayyed et le cheikh el-Azhari, Ali Abderazzak (qui a prôné la séparation entre le spirituel et le temporel en islam), ainsi que d’autres.
Abdel-Nasser avait emprunté la même voie, comme l’atteste l’interview qu’il avait accordée à Jean-Paul Sartre (interview publiée alors dans al-Ahram et figurant dans l’ouvrage de Haykal, al-Infijar, page 410). Il avait dit en réponse à une question de Simone de Beauvoir, qui accompagnait Sartre lors de l’interview : «Je ne voudrais pas que vous souscriviez à la thèse qui dit que l’islam pourrait constituer un obstacle à l’évolution. À mon avis, la caractéristique de l’islam est qu’il est une religion ouverte à toutes les époques et à toutes les étapes de l’évolution. Je répète toujours ces paroles du Prophète qui invitait les fidèles à déployer tous leurs efforts en vue de s’adapter aux changements : « Vous êtes meilleurs juges des affaires de votre monde .»
Mais Abdel-Nasser s’est arrêté là et n’a accompli aucun pas par la suite. Il a engagé avec les Frères musulmans une lutte pour le pouvoir et n’est pas allé vers « les affaires de notre monde », de même qu’il n’a fait aucun pas vers la libération de la pensée des chaînes de l’obscurantisme religieux.
Les ouvrages de Taha Hussein avaient été brûlés auparavant et le cheikh d’el-Azhar, Ali Abderrazzak, avait été déclaré infidèle pour s’être écarté du « chemin de l’obéissance ». Les dernières fleurs de la pensée contemporaine libérée de l’obscurantisme après la Deuxième Guerre mondiale avaient ainsi flétri.
Les plus éminents parmi les pionniers de la pensée nationaliste arabe étaient Constantin Zreik, Michel Aflak, Georges Habache. Mais tous ont bâti leur pensée nationaliste sur l’islam. Seul le penseur irakien Sateh el-Hosri avait construit sa doctrine sur la laïcité.
Aujourd’hui et alors que nous fermons pour toujours le livre de la renaissance intellectuelle arabe, nous entendons soudain l’appel d’Adonis.
Quelques semaines avant lui, Abdelaziz Bouteflika avait lancé un appel similaire à Beyrouth, lors de la tenue du Congrès de la pensée arabe : « La raison de notre retard et de notre échec collectif est notre vision de la vie qui nous rend incapables de fournir un effort permanent en vue de répondre aux défis de la réalité et franchir les obstacles... » (...)
L’islam se débat aujourd’hui dans des problèmes que la chrétienté a connus au Moyen-Âge, mais la chrétienté est sortie du tunnel du Moyen-Âge avec la révolution protestante, puis avec le Siècle des Lumières et ses penseurs en France et en Allemagne, puis avec la Révolution française et enfin la révolution industrielle. Elle est sortie et avance aujourd’hui vers la lumière, vers la liberté religieuse et intellectuelle et vers la réalisation du bonheur de l’homme, alors que l’obscurantisme intégriste islamique ne se préoccupe que de satisfaire le pouvoir religieux.
La chrétienté que les papes ont menée vers les Croisades au cours du Moyen-Âge est à présent une chrétienté que le pape invite, depuis quelques mois, à jeûner avec les musulmans le dernier jour du Ramadan.
La pensée arabe est appelée à se moderniser. Le chemin est long et sillonné de violences, de sang et de dangers, mais il constitue l’unique voie. Les partis communistes ont seuls pratiqué l’autocritique dans le monde arabe après la chute de l’Union soviétique. La pensée et la politique arabes, qui ont empêché les comptes et l’autocritique, n’ont, quant à elles, pratiqué aucune autocritique en dépit de la plongée dans les abîmes et de la dégradation totale que nous vivons. (...)
L’histoire est défi et réponse.
Nous sommes à un carrefour et devrons choisir entre être ou ne pas être.
Abdel Hamid EL-AHDAB
Veuillez vous connecter pour visualiser les résultats
Les plus commentés
Comment Israël a pu récupérer, « en plein cœur » de la Syrie, les restes d’un soldat disparu en 1982 au Liban
La nouvelle bataille des dépôts qui attend le gouvernement Salam
Dans un contexte de pressions internationales, la Finul dit avoir découvert 225 caches d'armes au Liban-Sud