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Impression Eugène Sue me regarde...
Par Fifi ABOU DIB, le 17 juillet 2004 à 00h00
Qui s’en souvient : « Mon chéri je t’aime la ville est morte depuis que tu es partie mais la statue est toujours à la même place. Eugène Sue me regarde je t’aime je pense à toi je t’aime je t’aime je t’aime. Signé Paul. » C’était en 1950, le fameux Télégramme d’Yves Montand. En ce temps-là, que pouvait faire un amoureux dévoré par l’urgence de crier sa flamme ? Le courrier prenait son temps. Le téléphone, instrument à usage collectif, trônait en des lieux indiscrets. Le télégramme semblait un terme idéal entre la vitesse de la téléphonie et la sensualité d’une lettre « qu’elle » pourra, comme dans la chanson « lire, garder, relire, apprendre par cœur, porter sur elle... ». C’est donc par cœur que l’on apprit ce texte désopilant de sincérité amoureuse, livré à la froide dissection de l’opératrice qui annonçait déjà son indifférence en demandant à « Paul » : « Quel numéro êtes-vous ? »
Au Liban, la guerre a fait du téléphone une sorte d’oracle. Souvent défectueux, soumis aux aléas des dégâts infligés par les chutes d’obus, aux caprices de l’électricité ou à la surcharge des lignes en cas de panique générale, sa sonnerie provoquait instantanément une poussée d’adrénaline. Qui, entre 1975 et 1989, n’a pas joué des coudes et de ses influences pour obtenir une ligne d’appoint, terrifié à l’idée d’être « coupé du monde » ? Quel détenteur privilégié d’une ligne internationale n’a pas fini par en faire mystère, vu l’abus du voisinage qui multipliait les visites pour joindre tel parent ou ami parti se réfugier ailleurs, et dont on était forcément sans nouvelles ? On a même pu nous voir, escaladant des collines, avec cet appareil portable muni d’un accumulateur, relié à je ne sais quel canal miraculeux mais sensible aux obstacles. Jusqu’aux CB-istes amateurs, dont le passe-temps consistait à plaisanter avec les équipages en mer, et qui ont transformé leurs postes en permanences à l’usage des perdus de vue. Oui. Le téléphone avait pris une telle place dans notre quotidien que nous y engagions une énergie désespérée. À tel point que nous lui attribuions des personnifications étranges. Nous le « veillions » à tour de rôle en vue d’un appel important, dans l’espoir qu’il fonctionne. Qu’il ne grésille pas, et nous raccrochions le combiné avec lassitude en le déclarant « froid ». Chacun avait sa technique, son toucher particulier, sa ruse pour ranimer la bête. On faisait même appel, en désespoir de cause, à de petits veinards qui prétendaient avoir la main heureuse. « Tiens, habibi, il paraît que ça marche toujours avec toi … », et souvent, « ça » marchait !
La normalisation nous a trouvés dans cet état d’obsession téléphonique, d’autant plus exacerbée que nos familles s’étaient dispersées ici et là autour du globe. Un jour, sous le sceau du secret, l’épicier du coin nous a annoncé qu’il disposait de lignes assorties d’un téléphone que l’on pouvait garder sur soi et utiliser de partout. À la maison, les téléphones fixes avaient recouvré leur « chaleur » et l’urgence de disposer d’un « mobile » n’était pas évidente. Mais c’était toujours bon à prendre, au cas où. Longtemps, le mobile est resté accessoire. On le gardait sans vraiment l’utiliser. Puis il s’est miniaturisé, il a gagné en puissance et en longévité. Il s’est muni d’une oreillette. Imperceptiblement, il s’est transformé en prothèse, s’attachant à nos ceintures, occupant définitivement nos poches, modifiant l’apparence de nos sacs et de nos vêtements. Avec sa messagerie vocale et textuelle, il a induit de nouvelles stratégies éducatives et réduit l’orthographe à une phonétique farfelue. Il a modifié les comportements amoureux, provoqué des rencontres improbables, entretenu des passions secrètes, élevé l’oreille à un degré de sensualité absolu. Il est devenu l’objet intime par excellence, celui qu’on répugne autant à prêter qu’à emprunter. Le mobile, le cellulaire, le portable, des numéros qui sont des visages, des visages qui sont des mots, un vertige de mots, des lianes de mots.
« mn cheri.Jtm. la vil e morte 2pui ke T parti mé la statu e tj a la mm plas. Ejen su mregard.Jtm.pensatoi. Tm.Tm.Tm. » Et, Paul, tu n’as pas à signer, elle a ton numéro en mémoire. Tes 112 signes, tu ne les as peut-être pas payés moins cher que le télégramme de ton temps, mais ils se sont annoncés en vibrant au creux de sa main, et lui sont allés droit au cœur, au moment même où tu les as composés. Personne n’a cherché l’erreur quand tu as appelé Colette « mon » chéri, ni banalisé son nom adoré en l’épelant comme un vulgaire patronyme. Jeudi, quand on t’a enjoint d’éteindre ton portable comme tout le monde pour obliger l’opérateur à baisser ses tarifs, tu as dû penser qu’un miracle pareil, ça n’a pourtant pas de prix. Eugène Sue, toujours à la même place, lui, l’auteur prolifique des « Mystères de Paris », sait bien qu’on ne se fait pas au silence quand les mots ont tout envahi.
Fifi ABOUDIB
Qui s’en souvient : « Mon chéri je t’aime la ville est morte depuis que tu es partie mais la statue est toujours à la même place. Eugène Sue me regarde je t’aime je pense à toi je t’aime je t’aime je t’aime. Signé Paul. » C’était en 1950, le fameux Télégramme d’Yves Montand. En ce temps-là, que pouvait faire un amoureux dévoré par l’urgence de crier sa flamme ? Le...
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