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Actualités - OPINION

POINT DE VUE Respectons nos rites funéraires afin de bien commencer notre deuil

Par le Dr Chawki Azouri (*) «La mort n’est pas une chose aussi terrible que nous l’imaginons, dit Buffon. Nous la jugeons mal de loin, c’est un spectre qui nous épouvante à une certaine distance et qui disparaît lorsqu’on vient à en approcher. » Cette très belle description que fait Buffon de la mort nous permet de comprendre la fonction symbolique de nos rites funéraires : « apprivoiser la mort en approchant le mort. » Bien entendu, Buffon parle de la mort réelle et de l’épouvante qui disparaît lorsque nous sommes sur le point de mourir. Mais en un autre sens, il nous permet de comprendre l’importance d’approcher nos morts au début du deuil. Approcher du mort nous permet de contenir la terreur que la mort nous inspire et nous aide ainsi à bien démarrer notre deuil : réduire l’imaginaire grâce à l’épreuve de réalité. Lorsque nous perdons un être cher, nous passons par différents états d’âme dont l’importance est égale à la « temporalité » qui les relie. Après le choc premier ou nous disons tous « non », un non qui rejette la nouvelle, nous passons par un « déni » qui nous permet de refuser la réalité momentanément. Pendant ce temps, il nous arrive de nous « révolter » et de crier à l’injustice divine. Nous nous « identifions » au mort comme si nous voulions mourir avec lui, d’où l’apparition de symptômes physiques : malaise, évanouissement, maladies diverses, mais transitoires, etc. Nous nous « déprimons » ensuite, ce qui annonce notre retour vers la vie grâce à « l’épreuve de réalité. ». L’épreuve de la réalité Cette épreuve de réalité est facilitée par « la vue du mort ». Nous doutons à sa vue et nous nous demandons si c’est la réalité ou pas, comme lorsque nous nous réveillons paniqués après un cauchemar : nous sommes suspendus un instant entre la fiction et la réalité, comme pour nous assurer que c’était bien un rêve. Devant la personne chère qui vient de mourir, nous restons ainsi suspendus le temps de nous assurer que celui ou celle que nous aimons est bien mort(e). Cette épreuve de réalité, très douloureuse, est nécessaire. Elle nous permet de boucler les temps logiques par lesquels nous venons de passer à l’annonce de la mort et anticipe ce que sera notre état d’âme lorsque nous terminerons définitivement notre deuil, en général un an après. Dans le désarroi où se trouve la famille, qui va être notre appui ? « Les rites ». « Les rites sont comme des guides qui nous conduisent par la main dans des routes qu’ils ont souvent parcourues », dit l’abbé Barthélemy. Sans commentaires. Malheureusement, nos rites disparaissent progressivement et, avec eux, le plus important, « la veillée funèbre ». Or, cette dernière permet le mieux de réaliser que notre mort est bien mort. L’épreuve de réalité se confirme dans la veillée funèbre. Cette dernière nous permet également de faire la paix avec le défunt par des paroles que nous allons pouvoir lui adresser et surtout lui dire ce que nous n’avons pas pu lui dire durant sa vie. Cette « pacification » de notre relation avec le défunt va beaucoup nous aider pour commencer notre deuil avant qu’il ne soit enterré. Seul ou en famille, nous allons pouvoir rentrer dans sa chambre afin de lui dire nos mots d’adieux. La veillée funèbre est faite par les femmes qui ont moins peur de la mort que les hommes, elles qui ont un certain pouvoir de vie et de mort (donner naissance à un enfant ou avorter). Le cadavre est livré ainsi au «maternage» (comme un enfant, on le lave chez les musulmans et on l’habille chez les chrétiens). Les pleureuses qui participent à la veillée funèbre ont précisément pour fonction de déclencher nos larmes, ce qui nous aide à réaliser la perte et à entrer dans notre deuil. Les hommes ne font pas la veillée funèbre, d’où la séparation des hommes et des femmes pendant les condoléances. La veillée funèbre permet également aux membres de la famille de présenter au mort leurs égards. Ambivalence D’autres éléments du rite témoignent de « l’ambivalence » que l’on a tous envers le mort. « On lui en veut parce qu’il nous a quittés et on s’en veut de lui en vouloir parce qu’on l’aime ». L’ambivalence témoigne du degré de régression dans laquelle nous plonge le deuil faisant de nous des « personnes abandonnées ». Comme les enfants, nous ne supportons pas qu’on nous abandonne et nous en voulons énormément à ceux qui le font. L’enfant ne distingue pas entre la « mort » et « l’absence », et dans la régression dans laquelle le plonge le deuil, l’endeuillé est dans le même état d’indistinction. C’est pour cette raison que l’épreuve de réalité est importante car elle permet à la famille de se rendre compte que « le mort est mort et non pas absent ». C’est pour cette raison également que les enfants doivent participer aux cérémonies du deuil afin de faire cette épreuve de réalité. Beaucoup d’enfants, de personnes âgées, de personnes malades ou invalides paient le prix de cette non-participation longtemps après. Le deuil pathologique, variable en temps et en intensité, peut durer des années et provoquer des ravages. Nous restons enchaînés au défunt pour régler nos comptes avec lui et nous le payons par beaucoup de souffrance et de maladies. « Parce que les rites nous désignent cette ambivalence, ils nous permettent de la traiter ». Ainsi le noir qui est porté par les femmes témoigne de leur respect envers le mort et entraînera le respect (dans ses différentes manifestations) de la société envers la famille du défunt. En même temps, il permet à la société de rester à une certaine distance qui témoigne aussi de la peur d’être contaminés par la mort qui les a affectés. Ainsi, certains rites nous interdisent de retourner directement du caveau à la maison afin de ne pas contaminer cette dernière. Au Bénin par exemple, on change d’itinéraire en revenant du cimetière vers la maison afin de brouiller les pistes et empêcher ainsi le défunt de revenir. Car à ce stade du deuil, nous sommes encore dans l’ambivalence et nous réglons nos comptes avec le mort. D’où la terreur qui nous envahit à l’idée du retour du défunt et qui éclaire les constructions fictives collectives comme la croyance dans les fantômes. Les quarante jours de deuil sont aussi importants à cet égard car ils nous assurent enfin que le cadavre commence à se décomposer et qu’il ne risque plus de revenir nous persécuter : « C’est un usage de ne célébrer les funérailles des rois de France que 40 jours après leur mort », nous dit Voltaire. Repas partagés Quant aux repas partagés avec la famille du défunt, ils permettent aux proches de partager le deuil et indiquent à la famille que nous n’avons pas peur d’être contaminés par la mort qui les a traversés. Les repas avec la famille sont un reste civilisé de coutumes primitives où l’incorporation du mort était obligatoire. Manger le corps du défunt permettait aux primitifs d’étancher leur ambivalence en lui témoignant leur amour en même temps que leur haine, et l’un des indices anthropologiques du passage de la nature à la culture est l’enterrement des morts. Parler du mort fait partie de nos rites. S’il est aussi important de nommer le défunt et d’en parler avec la famille, c’est parce que, grâce au discours, le mort réintègre une place symbolique dans sa famille là où sa place réelle est désormais vide. Nous voyons par là combien sont importants et salutaires nos rites, car en eux-mêmes, ils soignent la douleur de l’endeuillé et lui permettent de commencer son deuil. Nul besoin de médicaments, encore moins de tranquillisants et d’antidépresseurs, pour soulager notre peine. Au contraire, en atténuant la douleur des membres de la famille à qui on les administre, on risque de les pousser à s’en vouloir encore plus de ne pas souffrir, ce qui déchaîne encore plus leur ambivalence. « La mort a des rigueurs à nulle autre pareille », nous dit Malherbe. Nul besoin de raccourcir nos rites ou de les effacer au nom d’une modernité rapide dont la devise reste « Time is Money » et au moment où nous nous éloignons progressivement de nos repères socioculturels dans un monde « technicisé » et de plus en plus désaffecté : « Nos rites, nos mystères, nous dit Voltaire, ne peuvent point changer, ne sont pas incertains comme ces faibles lois qu’inventent les humains. » (*) psychiatre et psychanalyste.
Par le Dr Chawki Azouri (*)

«La mort n’est pas une chose aussi terrible que nous l’imaginons, dit Buffon. Nous la jugeons mal de loin, c’est un spectre qui nous épouvante à une certaine distance et qui disparaît lorsqu’on vient à en approcher. »
Cette très belle description que fait Buffon de la mort nous permet de comprendre la fonction symbolique de nos rites funéraires : «...