Bombardé, pillé, miné pendant la guerre civile afghane puis laissé à l’abandon sous le régime des talibans, le cinéma le plus occidentalisé de Kaboul était devenu une ruine. Il a rouvert ses portes au public le dimanche 20 mai 2004. Première séance au cinéma Ariana, où l’on projetait «Astérix et Obélix» de Claude Zidi.
Kaboul, de Sylvain Tesson
Le poing du Gaulois envoie valser le Romain. Hurlements de joie dans la salle. César, consterné, assiste à la déconfiture. Un légionnaire s’écrase contre un tronc d’arbre, le plastron défoncé. Tonnerre d’applaudissements. Ici, contrairement à l’Europe, le public manifeste ses sentiments. Fin du film. Les lumières se rallument. Six cent cinquante enfants afghans, filles et garçons, se pressent vers la sortie. Première séance au cinéma Ariana, centre de Kaboul, Afghanistan. Le film c’est Astérix et Obélix contre César de Claude Zidi.
Une représentation pour enfants : événement impensable du temps où l’Afghanistan était livré aux appétits guerriers des factions de résistants antisoviétiques puis à l’hystérie répressive des talibans. «J’étais sûr que ça leur plairait : les Gaulois, après tout, sont les premiers moudjahidine de l’histoire, et les centuries romaines ressemblent à l’envahisseur russe... Il y a même quelques enfants qui m’ont appelé Obélix en sortant», explique Hugues Dewavrin, qui promène sa carrure de débardeur flamand dans la salle flambant neuve de l’Ariana. Le cinéma a ouvert ses portes au public le dimanche 20 mai 2004. Cet Obélix a porté pendant deux ans le menhir du projet sur ses épaules. Quand il l’a visité en septembre 2002, il ne restait plus de l’Ariana que les murs extérieurs. Bombardé, pillé, miné pendant la guerre civile afghane puis laissé à l’abandon sous le régime des talibans, le cinéma le plus occidentalisé de Kaboul (celui où l’élite du pays venait en tenue de ville dans les années 70 regarder des films de Truffaut) était alors à l’image de l’Afghanistan, une ruine, le décor d’un interminable film de guerre qui avait duré vingt-trois ans. De l’invasion soviétique de 1979 à l’intervention américaine de 2001, en passant par la destruction de la ville sous le régime des moudjahidine et par la folie des «torquemadas» talebs.
Dewavrin, qui a connu l’Afghanistan au temps où le «royaume de l’insolence» était une étape sur la route de Katmandou, se souvient comment est née l’idée de ramener la lumière dans la salle de l’Ariana obscurcie par l’histoire : «Massoud a été si ignoré par Chirac en 2001 que j’en ai été meurtri. Je ne reconnaissais pas mon pays. Je me suis juré de faire quelque chose pour l’Afghanistan quand reviendrait la paix. Ce cinéma c’est une manière de laver nos manquements.»
C’est à la lecture des pages consacrées à la renaissance culturelle du pays dans le rapport remis au gouvernement français, en mai 2002, par Bernard-Henri Lévy et Gilles Hertzog, que Dewavrin décide de redonner un cinéma aux Kaboulis. Le choix se porte sur l’Ariana. Convaincues qu’un pays qui sort de l’ombre a besoin à égale hauteur de pain et de culture, quelques figures du cinéma, dont Danièle Thompson, Jacques Perrin, Patrice Chéreau, Danis Tanovitch (le réalisateur de No Man’s Land), la productrice Frédérique Dumas et le photographe Réza, créent sous la présidence de Claude Lelouch l’association Un cinéma pour Kaboul, structure destinée à piloter le chantier de reconstruction. Des fonds publics sont levés à hauteur d’un million d’euros, des institutions comme l’ARP (société des auteurs-réalisateurs-producteurs), Europa Cinémas ou l’ONG Aïna apportent leur concours, et en juin 2003 le premier coup de truelle est donné.
Moins d’un an plus tard, le cinéma est là. À l’intérieur : tentures pourpres, écran de 11 mètres, 610 fauteuils disposés en orchestre, balcons et loges, motifs Art déco sur les murs, foyer au premier étage ; à l’extérieur : façade parfaitement pure avec un mur de béton ajouré comme un moucharabieh que des dizaines de lumignons éclaboussent la nuit de taches multicolores. L’Ariana «est aussi beau qu’une salle d’Europe et donne à tous une idée de ce que mérite l’Afghanistan, s’enthousiasme M. Mobarez, vice-ministre de la Culture afghane. Le paradoxe est qu’on ressent presque une déception quand le noir se fait.»
Les pères de cette prouesse technique sont deux architectes français, Frédéric Namur et Jean-François Lalo. Ils ont dessiné les plans à partir de la ruine et confié les rênes des travaux à l’architecte Jean-Paul Lemdjedri, sorte de maître compagnon-aventurier qui a fait du monde son chantier et a planté pour l’occasion sa tente dans les gravats de l’Ariana pendant neuf mois.
«L’essentiel, dit Namur, était de faire travailler des entreprises de construction afghanes. Ce cinéma n’est pas un bateau qu’on leur apporte clé en main, c’est un gros œuvre qu’ils ont construit eux-mêmes avec notre aide et qu’ils seront plus tard chargés d’entretenir seuls !»
Le jour de l’inauguration, dimanche 20 mai, les blindés français de l’Isaf bloquent la place du Pachtounistan. Soixante hommes appartenant à la brigade d’infanterie de montagne (une petite partie des 520 hommes du contingent français d’Afghanistan) se déploient devant le cinéma, famas au poing. Démonstration de force qui s’explique par la situation encore anarchique à Kaboul (le soir même, un Norvégien tombe au cours d’une patrouille, victime d’une attaque au lance-roquette). Et puis surtout la personnalité qui vient de Paris pour inaugurer la salle pourrait servir de cible aux islamistes bien qu’on doute fort que les milices d’el-Qaëda en veuillent particulièrement à Renaud Donnedieu de Vabres, arrivé le matin même avec Claude Lelouch, Danis Tanovitch et Marc Tessier. Le ministre rencontre les architectes qui ont les yeux cernés, et se sent soulagé de constater qu’il y a encore des gens prêts à travailler pour le spectacle jour et nuit, sans intermittence.
Au rez-de-chaussée de l’Ariana, Lalo fait le guide : «On a collé sur le mur 40 titres de film qui représentent l’histoire du cinéma mondial. C’est Tavernier qui a constitué la liste.»
Ce qu’il ne raconte pas c’est que la veille, l’adjoint à la culture de la mairie de Kaboul a exigé qu’on retire du mur Le Déclin de l’empire américain et Apocalypse Now, en écho sans doute aux opérations de détalibanisation qui se poursuivent dans les environs de Qandahar. Claude Lelouch a la larme à l’œil : «Aux grincheux qui disent que le cinéma n’est pas une priorité pour un pays dévasté, je réponds qu’un film est aussi important qu’un sandwich. Le cinéma est une machine à rêver et on a besoin de rêves après la guerre.»
Siddiq Barmak, le réalisateur du tragique Osama, détaille le fonctionnement futur du cinéma. «Les lieux appartiennent à la ville qui a signé avec Cinéma Europa une convention stipulant une programmation annuelle comptant au moins 30% de films français. Il y a bien assez d’autres salles dans Kaboul pour diffuser les productions d’Hollywood et de Bollywood.» Siddiq Barmak dirigeait jusqu’à une date récente la société Afghan Films laquelle assurera, en concertation avec la mairie, la programmation du cinéma. «Afghan Film, se souvient-il, représente la résistance de la culture contre l’obscurantisme. Les canons de la beauté contre les canons de la bêtise! Lorsque les talibans ont entrepris de brûler les bandes de films de l’Ariana, considérées comme des instruments du vice, nous avons réussi à sauver des dizaines de bobines en les cachant dans nos locaux, derrière une porte murée...»
Dans la salle de l’Ariana les projections commencent pour le public. D’abord un court-métrage de Lelouch sur une traversée de Paris à cent à l’heure qui se veut peut-être un clin d’œil à l’histoire récente, car c’est tout à fait ainsi que les chauffards talibans semaient la terreur dans Kaboul. Puis Astérix et Jour de fête de Tati.
En Afghanistan, l’histoire du pays se lit dans les couvre-chefs. La salle est plantée de coiffes variées : «longuis» noirs, «pakol» de laine des moudjahidins, turbans pachtouns, képis de la police municipale, tartes des chasseurs alpins, voiles des femmes (auront-elles encore le droit de venir au cinéma après l’inauguration ?), calots blancs des enfants. Le ministre s’en va vers ses obligations.
Reste Philippe Torreton, à qui la barbe qu’il porte pour un prochain Jaurès donne l’allure d’un étudiant de «médrésé». Il monte sur scène, au pied de l’écran, pour essayer l’acoustique. «Épatant... L’association m’a demandé de venir à l’inauguration pour mesurer s’il est possible d’organiser des spectacles de théâtre dans la salle de l’Ariana. Nous voudrions offrir aux Afghans un aperçu de notre répertoire français avec des farces, de la poésie, de la danse: de la gaieté quoi ! Pas question de monter Mère Courage dans une mise en scène expérimentale...»
On est peut-être en train d’assister à un autre projet. Un théâtre pour Kaboul ? Ce serait une preuve de plus qu’il n’y a que la beauté pour sauver le monde.
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