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Violon d'Ingres .. Avo Tutunjian : All that jazz !(photo)
Par HENOUD Carla, le 17 mai 2000 à 00h00
Lorsque Avo Tutunjian empoigne son saxophone, si près du corps, on ne sait plus très bien qui des deux prend la forme, le souffle de l’autre. De cette communion, de cette union, naît une vibration sensuelle et chaude, un message, une émotion à partager. Et puis… une chair de poule. Avo. Son prénom jaillit comme un son, presque un sursaut soufflé, murmuré par un instrument magique… Derrière son bureau anonyme aux couleurs ternes du bois, M. Tutunjian cache froidement sa passion pour le jeu – musical. Une affiche de Mickey jouant du saxo à Carnegie Hall trahit gaiement les préférences de notre hôte, colore l’ambiance et donne le ton. Un ton résolument jazzy. Car Avo est d’abord et avant tout un passionné de cette musique qui a envahi sa tête, ses doigts, lui coupant le souffle, jusqu’à le rendre fou d’impatience. Il a entendu, écouté ses premières notes de jazz chez un cousin pianiste-mélomane, durant les longues journées d’école buissonnière obligatoire, «en raison des circonstances» malheureusement vécues par tous en 1975. «J’ai senti que cette musique était très proche de ma sensibilité, elle m’a vite comblé les oreilles». Et le cœur. Le jeune Avo part aux USA achever sa scolarité, qui traîne au rythme d’une guerre longue et lente. Dans le New Jersey où il réside, d’autres cousins se chargent de poursuivre son éducation musicale, presque sentimentale. Avo déménage alors et s’installe à New York. «Nous étions à la fin des années 70. Mon université se trouvait à Greenwich Village. Tout se passait là-bas, la renaissance du beebop, l’éclosion de nombreux clubs de jazz. J’ai eu la chance d’être “in the right place at the right time” (au bon endroit, au bon moment)». À 17 ans, le rebelle apparemment froid se réfugie dans la bibliothèque universitaire et noie le silence de la salle dans des écouteurs diffusant – rien que pour lui – quelques notes de jazz. «Je faisais beaucoup de bruit en battant la mesure ! C’était comme un virus qui grandissait en moi». Une impatience, une urgence, «je devais jouer quelque chose». Par amour pour Stan Getz, qui était alors son saxophoniste préféré, Avo choisit enfin son instrument de prédilection. Il rencontre un célèbre musicien qui devient son professeur. «Durant presque deux ans, j’ai pratiqué avec Jimmy Giuffre. Je voulais apprendre vite, souffler au plus tôt les notes. Je devenais presque fou !». De cours privés en club de jazz, Avo apprend, pratique, aime encore plus. Il se lie d’amitié avec Charlie Rouse et poursuit auprès de lui son apprentissage – initiation. En 1981, fraîchement diplômé en marketing et management, Avo doit à son grand regret déserter les boîtes de jazz et New York pour rejoindre Le Caire. «Nous avions une entreprise familiale qui m’attendait». Durant deux ans, il travaille dur, le jour, et le reste du temps, part à la découverte de nouveaux lieux et sons. «J’ai commencé à jouer dans quelques clubs et j’ai participé à un concert donné à l’Université américaine, dans lequel j’ai accompagné un grand pianiste de jazz, Billy Taylor». En 1983, malgré les circonstances que tout le monde connaît, Avo rentre au Liban, les intérêts professionnels et familiaux l’exigeant – «Je devais le faire tôt ou tard». La nostalgie de New York Sa nostalgie de la Grande Pomme grandissant, il tente de se faire plaisir en partageant ses goûts musicaux avec ceux qui savent apprécier. Il retrouve Ziad Rahbani et collabore avec lui dans de nombreux enregistrements et concerts. «Nous jouions du jazz oriental. Malheureusement, les gens venaient voir Ziad l’écrivain de théâtre, le comédien. Ils voulaient écouter ses histoires et non sa musique. Ce n’était pas la bonne audience». Pour corriger l’erreur, Avo cible mieux son public; il choisit des endroits où il dépose son âme, un «feeling» ; il crée avec des amis The Jazz Gate. Ils se produiront dans de nombreux concerts et restaurants de la ville. «Pour beaucoup de gens ici, la musique est un complément aux repas servis. Ailleurs, on se déplace pour écouter. Il n’y a pas de bruits malvenus de fourchettes et de couteaux, les conversations sont de légers murmures à peine perceptibles». Ce qui intéresse surtout ce fanatique de bonne musique, c’est bien sûr la note juste, celle qui véhicule un message, un sentiment. «Je suis techniquement loin d’être parfait», précise-t-il de sa voix de saxophoniste fêlée. «Mais j’aime surtout m’exprimer à travers mes émotions. Quand je réussis un solo, je ne suis pas intéressé par les applaudissements. L’expression de l’audience me suffit pour sentir que mon message a été bien reçu». Son message est d’abord musical, mais aussi émotionnel, voire spirituel. «Il est difficile de le décrire. Il contient du mysticisme. Certaines choses ne peuvent pas être enfermées dans des mots. On sait que c’est là. Un peu comme l’amour». Devenu directeur général de la Tutunjian Corporation, agents des marques National, Panasonic et Technics au Liban, et père de trois enfants, Avo Tutunjian n’a plus le temps qu’il faut, qu’il voudrait avoir, pour faire de la musique. Il réussit tout de même à s’échapper et souffler quelques notes de jazz ou écouter des musiciens qu’il s’est lui-même chargé d’amener au Liban, pour son plaisir et celui des inconditionnels. «Je voudrais que les gens puissent partager cette musique de qualité que j’écoutais à New York. C’est ma façon de ramener une part de cette ville à Beyrouth. J’écoute ces musiciens, Tex Allen, Charlie Davis et bien d’autres, en fermant les yeux et je crois être encore là-bas». Le jazzman ferme alors les yeux. Il est certainement parti à la rencontre d’une musique venue d’ailleurs. On le suit… les yeux fermés.
Lorsque Avo Tutunjian empoigne son saxophone, si près du corps, on ne sait plus très bien qui des deux prend la forme, le souffle de l’autre. De cette communion, de cette union, naît une vibration sensuelle et chaude, un message, une émotion à partager. Et puis… une chair de poule. Avo. Son prénom jaillit comme un son, presque un sursaut soufflé, murmuré par un instrument magique…...
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