Rechercher
Rechercher

Actualités - REPORTAGES

Unité et diversité de la culture musulmane

En cet islam si profondément bouleversé aux IXe et Xesiècles, rien n’est plus frappant que l’essor des œuvres de l’esprit. Il n’est guère de princes qui ne tiennent une cour de beaux esprits, guère de villes qui ne deviennent centres de curiosité intellectuelle et d’art ; la bourgeoisie aisée, certains chefs de l’aristocratie, se font un point d’honneur d’acquérir et d’encourager les formes variées de la culture. Si le prestige de Bagdad demeure intact, les cours samanides, boyuides, hamdanides, en Asie, et en Occident, Le Caire, Kairouan, Palerme ou Cordoue deviennent ses émules. Cette dispersion favorise une diversité qui n’exclut ni les grands courants communs ni l’échange des influences. La masse des œuvres littéraires était déjà telle qu’on éprouvait le besoin d’en dresser des inventaires : le Fihrist ou Catalogue d’Ibn Nadim, le Livre des chansons – ou plutôt des poésies – d’Abou’l-Faradj al-Içfahâni, ouvrages d’érudition d’un genre nouveau, constituent pour nous d’inégalables répertoires. L’abondance de la production se trouvait d’ailleurs favorisée par la diffusion du papier, introduit d’abord de Chine à Samarqand, mais dès le Xe siècle assez répandu dans le monde musulman pour ruiner le papyrus et limiter le parchemin. D’importantes bibliothèques existent en plusieurs villes, alimentées par une armée de copistes appointés. Cela suppose une large clientèle de lecteurs tout autant que la multiplication des auteurs – encore que, comme partout avant l’imprimerie, bien des œuvres ne soient que démarquage et plagiat. La littérature de sentiment ou d’imagination, du moins en langue arabe, reste moins abondante que la spéculation philosophique, dans la mesure où les deux genres peuvent être séparés. Particulièrement bien représentée à la cour de Saïf ad-Daula, la poésie y fait une large place à la glorification de la guerre sainte, telle l’œuvre de al-Motanabbi (915 – 955). En Syrie, elle atteint son plus haut sommet au siècle suivant, avec l’aveugle Abou’l-Alâ al-Ma’arri (979 – 1058), d’une rare liberté d’esprit philosophique, traitant avec une savante ironie les problèmes littéraires, dogmatiques ou sociaux. À cette moisson, l’Espagne apporte maintenant sa gerbe. Déjà, au début du Xe siècle, l’anthologie et les poèmes originaux de Ibn Abd Rabbihi y acclimataient la technique de la poésie arabe. Puis, homme universel, Ibn Hazm (994 – 1064) donne sous une forme strophique et en entremêlant les thèmes de l’amour platonique et de l’amour sensuel, avec son Collier de la Colombe, le plus connu des recueils d’une poésie qui eut, en Espagne, bien d’autres adeptes ; véritable code de l’amour courtois, si typique de la littérature «andalouse», et dont on ne saurait nier l’influence sur la poésie postérieure des troubadours. L’Irâq, de son côté, cultive, sans pouvoir le dépasser, la prose littéraire créée par Djâhiz. Il est plus à l’aise dans l’exploitation de thèmes moins vastes : récits anecdotiques, qui parfois se veulent instructifs, tels ceux du cadi Tanoûkhi (939 – 994) ; scènes de la vie sociale en un style savant et spirituel, narrées par un héros central, et qu’illustrent les fameuses Séances de Hamadhâni (968 – 1007). Genre littéraire aussi, et souvent bien formel, que la correspondance ; la recherche rhétorique finira même, à mesure que décline l’administration, par envahir sa correspondance, au grand dam de son intelligibilité. Toutefois, dans le second siècle abbasside, ce sont l’histoire et la géographie qui connaissent les plus éclatants succès. D’abord histoire du Prophète, se confondant avec la science du Hadîth, le récit historique se prolonge, s’enrichit, non sans conserver les méthodes d’information et même d’exposition de ses origines. Dès la seconde moitié du IXe siècle, Ibn Qotaïba, Abou Hanîfa Dinâwarî et Ya’quoûbî inaugurent les histoires universelles : au rappel des temps bibliques, des «jours» des Arabes et des Perses – surtout depuis Alexandre – s’ajoute l’histoire postérieure de l’islam, dont s’occupe exclusivement Balâdhorî, quand il narre les premières Conquêtes des Arabes. Mais le véritable maître de l’historiographie arabe leur est légèrement postérieur : Tabari (839? – 923), commentateur aussi du Coran et savant varié, compose une monumentale histoire universelle : «L’Histoire», dira-t-on, sans qu’il soit besoin d’en nommer l’auteur, car elle se veut encyclopédie de tout ce qui avait été écrit en diverses écoles sur l’histoire ancienne et islamique, présentée en un style clair, sous une forme annalistique qui s’imposera à ses successeurs, et sans grand effort de conclusion personnelle, ce qui la rend d’autant plus précieuse pour la critique moderne. Dès lors, l’histoire devient pour six siècles le genre littéraire le plus cultivé du monde arabe. Citons, pour le seul Xe siècle, Mas’oûdi (mort en 956), de l’immense œuvre duquel ne se sont conservés que des lambeaux, entre autres le recueil intitulé Prairies d’Or, série de biographies califales aussi pittoresques qu’instructives ; et Çoûlî (mort en 946), qui raconte avec animation ses souvenirs de Bagdadien et de courtisan. D’autres auteurs s’attachent à continuer jusqu’à leur temps, du Xe au XIIe siècle, l’Histoire de Tabarî, souvent dans un esprit différent : Hilâl aç-Cabi (mort en 1056), dont il ne reste que des fragments ; Ibn Miskawaïh (mort en 1030), auteur de l’Expérience des nations, tous deux remarquables par leur connaissance vécue de l’administration califale et bouyide, le ton personnel de leur exposé, véritable mine de renseignements encore insuffisamment exploités. Déjà, de surcroît, le morcellement politique s’accompagne de l’apparition d’histoires maghrébines, espagnoles, égyptiennes, iraniennes, dont l’énumération serait fastidieuse. Il n’est pas jusqu’aux auteurs chrétiens, mais s’exprimant en arabe, qui n’y participent : ceux qui, de génération en génération, complètent l’Histoire des patriarches (coptes) d’Alexandrie, ou le melkite égyptien Yahya, dit d’Antioche, ville où il se fixa et où il termina, sous domination byzantine, dans le second quart du XIe siècle, une histoire combinée du monde musulman – -surtout syrien et égyptien – et de Byzance, unique en son genre. Enfin paraissent des histoires de villes et, plus souvent, des recueils de biographies de savants, classés par ville ou par discipline (juristes et théologiens, poètes), tous genres destinés à un brillant avenir.
En cet islam si profondément bouleversé aux IXe et Xesiècles, rien n’est plus frappant que l’essor des œuvres de l’esprit. Il n’est guère de princes qui ne tiennent une cour de beaux esprits, guère de villes qui ne deviennent centres de curiosité intellectuelle et d’art ; la bourgeoisie aisée, certains chefs de l’aristocratie, se font un point d’honneur d’acquérir et d’encourager les formes variées de la culture. Si le prestige de Bagdad demeure intact, les cours samanides, boyuides, hamdanides, en Asie, et en Occident, Le Caire, Kairouan, Palerme ou Cordoue deviennent ses émules. Cette dispersion favorise une diversité qui n’exclut ni les grands courants communs ni l’échange des influences. La masse des œuvres littéraires était déjà telle qu’on éprouvait le besoin d’en dresser des inventaires...