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Actualités - OPINION

Regard - Greta Naufal, Samar Mogharbel : Face efface En résonance sympathique

Face efface : étrange titre qui traduit, comme l’écrit Greta Naufal, le processus de création quand un trait de crayon, une touche de peinture, une poussée du doigt dans l’argile plastique se substituent aux précédents, quand une idée surgie d’on ne sait où oriente le travail dans une nouvelle direction, quand le feu change la pièce introduite dans le four, parfois pour le meilleur, parfois pour le pire. C’est le processus même de la vie : la face d’un instant efface celle du précédent, indéfiniment, et nous commençons à mourir dès que nous ouvrons les yeux. Chacun de nous ne dispose-t-il pas d’une panoplie de faces, de visages et de masques, l’un supplantant l’autre sans désemparer ? Toute construction procède par destructions successives : j’écris, geste positif et, au fur et à mesure, je détruis la blancheur immaculée de la page, effet négatif. Greta Naufal et Samar Mogharbel sont particulièrement sensibles à l’aspect dramatique, souvent tragique de ce processus : ainsi ont-elles suivi, jour après jour, le cœur serré, la démolition du vieux Beyrouth, l’effacement de sa face par une chirurgie plastique radicale en vue de la remodeler. Elles ont, chacune à sa manière, dénoncé cet anéantissement de la ville dans leur exposition de 1996 à la galerie Janine Rubeiz : Bey 017/ GS4 96. La déconstruction peut ainsi être parfois absolue, brutalement dévastatrice et mortifier. Seule la déconstruction relative, mesurée, créative, est porteuse de vie. C’est celle de l’artiste au travail. Quête de soi Mais Face efface suggère aussi ce mouvement en arrière de la tête dans les autoportraits et portraits de Greta Naufal et les visages de Samar Mogharbel – qui se présente cette fois-ci comme «sculptrice» (pour sacrifier à la féminisation des titres) et non plus comme céramiste, bien qu’elle continue à utiliser son matériau de prédilection, la terre glaise locale. Mouvement accentué et redoublé, chez l’une et l’autre, par la fermeture des yeux : dans les sculptures, le crâne rasé et l’ambiguïté des traits androgynise et universalise les têtes, bien que chacune accuse une personnalité marquée, loin d’être anonyme. Les yeux clos et le rejet en arrière de la tête dégagent et vulnérabilisent le cou et donnent aux narines un rôle central dans le façonnage du visage, comme si ces organes de la respiration (dont le rythme trahit l’état psychique) donnaient le seul accès à une riche vie intérieure, se substituant, par leur palpitation devinée, aux yeux en tant que miroir de l’âme. Certes, on peut prêter toutes sortes d’émotions à ces têtes chavirées, de la transverbération extatique à la dépression en passant par la méditation : la qualité de ces œuvres est de pouvoir supporter toutes sortes de projections contraires de la part des regardants, chacun les déchiffrant à sa guise, en consonance avec son propre état d’âme. C’est qu’il y a là comme une quête de soi, une interrogation introspective pour ne pas dire une crise identitaire, une question ouverte sur les sens de l’existence, et chacun les aborde avec son propre bagage. Chez Greta Naufal, l’autoportrait va du visage aux traits très fortement marqués et aux couleurs violemment contrastés, mais aux yeux «effacés» derrière des lunettes noirs, yeux qui voient sans être vus, au visage devenu construction géométrique ou presque en noir et blanc, avec des visages moins escamotés, qui n’esquivent pas tout à fait le regard en s’inclinant délicatement dans des harmonies rouges. Travaillés «sous l’emprise» d’airs de jazz et de blues en particulier, ils visualisent en un sens l’atmosphère et les sentiments véhiculés par cette musique si profondément humaine, voire autobiographique, sorte d’autoportrait musical. Phénomène à part Ce qui explique la présence de quelques magistraux portraits de jazzmen, dont le seul portrait de toute l’exposition avec des yeux ouverts, mais de telle sorte qu’ils semblent s’être déclos à l’instant, en sursaut, surpris par quelque bruit ou mouvement insolite, comme quelqu’un réveillé brusquement par une déflagration : la guerre et ses émotions, la réalité et ses violences parfois feutrées ne sont pas très loin. Ainsi, dans les sculptures avec pierres brutes basaltiques, qui retiennent dans leurs formes et leur texture quelque chose de leur volcanisme originel, des têtes sont prises entre deux blocs ou sont compressées et laminées par une masse rocheuse, inversant le rapport entre le socle et la sculpture et intégrant l’un à l’autre. Parfois la pierre est introduite au four et partiellement émaillée, ce qui produit fissures et crevasses. Même les baigneuses se dorant au soleil, œuvres géantes au vigoureux graphisme, ont le visage «effacé» par la lumière qu’elles absorbent de tous leurs pores, et les musiciens de Samar, qui font écho à ceux de Greta, elle-même fille de oudiste, comme s’ils leurs donnaient la réplique, n’échappent pas à la règle. Greta Naufal et Samar Mogharbel constituent un phénomène à part dans les arts plastiques au Liban : chacune possède une grande maîtrise de son art, de ses moyens d’expressions et de sa thématique et pourrait faire cavalier seul, comme la plupart des artistes locaux. Elles ont choisi de travailler en résonance sympathique, entrecroisant leurs explorations, leurs expériences, leurs thèmes, s’épaulant l’une l’autre tout en gardant chacune, malgré cette permanente interaction, cette complémentarité et cette interrogation à deux de la vie et de l’art, son indépendance et sa spécificité : non point un duo, mais deux solistes en continuel dialogue. Contrairement aux musiciens, les plasticiens se tolèrent peu en général les uns les autres : avec l’exemple de coexistence pacifique et fructueuse qu’elles donnent, on comprend que la musique occupe une si grande place dans leurs œuvres. (Galerie Janine Rubeiz)
Face efface : étrange titre qui traduit, comme l’écrit Greta Naufal, le processus de création quand un trait de crayon, une touche de peinture, une poussée du doigt dans l’argile plastique se substituent aux précédents, quand une idée surgie d’on ne sait où oriente le travail dans une nouvelle direction, quand le feu change la pièce introduite dans le four, parfois pour le...