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Actualités - OPINION

Carnet de route Digressions autour du français

«Traduire (1480; latin traducere, proprement «faire passer»). Ce sera la première fois, après avoir traduit une vingtaine d’ouvrages et des centaines d’articles de presse, que j’aurai cherché dans mon dictionnaire la définition de mon second métier, second sauf à confesser cette fascination qu’exerçaient sur moi, très jeune, les grandes œuvres étrangères lues en français, depuis Malcom Lowry, Musil, Lampedusa, Faulkner, et d’autres dont je n’ai longtemps privilégié que les interprétations de Philippe Jacottet, peut-être parce qu’il m’a donné ces deux livres fondateurs pour un adolescent: «Le Guépard» et «L’homme sans qualité». Bref. Quand j’ai dû sur-gagner ma vie, connaissant bien deux autres langues que ma langue maternelle et française, j’ai parié que je saurais «faire passer» (puisque c’est le mot...) à mon tour. Il y fallut des démarches et un coup de chance. A quarante ans, des démarches de débutante n’étaient pas très bien vues. Mais une traductrice-ethnologue de Gallimard, pressentie pour une traduction de l’anglais, avait choisi de parfaire son ethnologie à l’étranger, et l’on me téléphona, avec la courtoisie qui caractérisait les éditeurs de cette vénérable maison, qui vous rendaient un énorme service en feignant de vous en demander un, pour me proposer un essai de dix pages (la règle) tirées du dernier livre d’un auteur connu. La panique et le bonheur se le disputèrent en moi pendant les deux semaines que je consacrais à cet essai. J’avais lu cet auteur. Je le tenais pour un fumiste. Aujourd’hui encore, après avoir vécu des mois avec deux de ses ouvrages, je ne saurais trancher: imposteur de génie ou illuminé? Peu importe, il me fallait travailler, et bien. Jusqu’à mon départ de France, j’ai essayé de «faire passer» à peu près tout et n’importe quoi: du tiers des mémoires de Gromyko (traduit d’après la traduction américaine), à un guide littéraire sur l’Espagne, à un livre d’archéologie sur l’Inde, qui m’a appris ce qu’était un «profil pollénique», à une précieuse collaboration avec J.B. Pontalis qui me confia le livre d’une grande psychanalyste anglaise, à des livres pour la jeunesse (catégorie 13-18 ans). Je ne me réfugiai qu’une fois dans un pseudonyme tant j’avais honte d’avoir accepté pour Laffont la traduction d’un sujet sur une parapsychologie particulièrement obscène sur le plan moral. Je ne saurais parler doctement de traduction, n’étant pas très bonne sémanticienne, encore moins sémioticienne. Mais je voudrais dire quelques choses simples. Mon expérience m’a enseigné qu’un traducteur doit maîtriser avant tout ce qu’on appelle la «langue d’arrivée» (en l’occurrence le français) pour que son texte échappe à l’opacité dont souffrent beaucoup d’œuvres, parfois par désinvolture (dans le cas, par exemple, du premier traducteur de Kundera, dont le romancier donna des exemples désopilants quand il eut assez appris le français pour s’horrifier avec humour du premier livre auquel ses lecteurs hexagonaux furent confrontés), souvent par prétention— quoi de plus opaque que la préciosité si fréquente en traduction—, malheureusement aussi par manque d’intelligence, dans les deux sens du mot. * * * Il se trouve que j’écris ces lignes entre deux événements beyrouthins, les «journées de la traduction», organisées par l’USJ, et la grande feria de la francophonie (variété Aupelf-Uref). Les premières, dépourvues d’autres propos que ne l’annonçait leur intitulé, les secondes franchement politiques, ce qui s’est non seulement leur droit mais leur raison d’être. Pas au point, cependant, qu’on puisse en oublier le ciment: une langue, qui se trouve être le français. Le français, on aime ou on n’aime pas, on en est ou on n’en est pas, «totalement ou partiellement», de destination naturelle ou par colonisation, bref, le français, nous, Libanais, on aime bien, même si l’on a conscience qu’il s’est emparé de nous par viol, même si l’on est heureux que «partiellement» veuille dire que notre langue historique est l’arabe, qui recèle un génie dont la profondeur et la beauté sont, pour beaucoup, arabisantes du dedans et du dehors, incomparables. Tout cela pour dire quoi? Positivement, que c’est très bien tout cela. Pour tout le monde, la «francophonie». Nostalgiquement, qu’une langue se prête mal, pour certains de ses amoureux, à la systématisation «organisationnelle», tant la langue est liberté, et que la liberté échappe, par définition, à l’obligation, à la contrainte, fut-ce celle des sigles. Mais ce sont là de mauvaises pensées au moment où la phonie française honore le Liban. Il existe à Bruxelles une «Maison de la francité». Je ne sais pas ce qu’on y fait. Mais je trouve que «francité» est un très beau mot, qui laisse tous ses droits au rêve, sans trahir la réalité. Malheureusement (et heureusement pour la langue), on ne peut pas se dire «francitophone». La francité est une manière de respirer. La francophonie une politique d’efficacité. Cela dit, que M. Boutros-Ghali soit sûr de notre estime, lui qui porte en lui trois civilisations au moins, et qui nous prête son prestige d’intellectuel et d’homme d’action. Mais qui, «nous»? Nous qui, pour lui, devons être pluriels. Comme nous l’étions — quand il a inventé, en 1880, le mot «francophone» —, pour Onésime Reclus, l’un des surdoués de sa famille, au siècle par excellence de la classification. A ceux qui me reprochent ma pédanterie, j’opposerai ma curiosité. Et le recours au «Petit Robert». Cherchez «francophone», vous trouverez Onésime.
«Traduire (1480; latin traducere, proprement «faire passer»). Ce sera la première fois, après avoir traduit une vingtaine d’ouvrages et des centaines d’articles de presse, que j’aurai cherché dans mon dictionnaire la définition de mon second métier, second sauf à confesser cette fascination qu’exerçaient sur moi, très jeune, les grandes œuvres étrangères lues en français, depuis Malcom Lowry, Musil, Lampedusa, Faulkner, et d’autres dont je n’ai longtemps privilégié que les interprétations de Philippe Jacottet, peut-être parce qu’il m’a donné ces deux livres fondateurs pour un adolescent: «Le Guépard» et «L’homme sans qualité». Bref. Quand j’ai dû sur-gagner ma vie, connaissant bien deux autres langues que ma langue maternelle et française, j’ai parié que je saurais «faire passer»...